Cet été, des étudiants de la HEAD de Genève racontent à leur façon le destin méconnu de la grande maison genevoise. Léonie Courbat a levé le rideau la semaine passée. Elle propose une suite

La mémoire d’un théâtre est volatile, voire volage. Un spectacle chasse l’autre, un directeur efface son prédécesseur. En cet été où la Comédie s’apprête à changer de dimension, nous avons demandé à des étudiants de la HEAD de Genève, accompagnés par leur professeur, Nadia Raviscioni, de dessiner une histoire du bâtiment du boulevard des Philosophes.

La troupe de la Comédie à la trappe

Comme une trentaine de camarades, Léonie Courbat a planché sur trois épisodes – les trois premiers pour ce qui la concerne, qui couvrent la période 1913-1982. Vous découvriez il y a quelques jours sa version de la naissance de la Comédie, le rêve réalisé du comédien genevois Ernest Fournier. Dans l’épisode 2, vous verrez comment le Français Maurice Jacquelin, qui reprend les rênes de la maison en 1939, a dû se séparer de la troupe après la Guerre.

On admire chez Léonie Courbat son trait, affirmé et élégant. Sa science du drame s’avère aussi remarquable. En une poignée de cases, elle crée une tension, mieux, une émotion, et un suspense. Sous son crayon, le comédien Maurice Jacquelin redonne de la voix, en ce jours déchirant de 1948 où il doit annoncer à une quarantaine d’acteurs qu’il se passera désormais de leurs services. Les caisses de la Comédie sont vides. La Ville de Genève a volé au secours du théâtre en rachetant le bâtiment. En contrepartie, elle entend avoir son mot dans sa gestion. L’histoire prend une autre tournure.

Et si c’était le décor d’un futur spectacle? Dans les coulisses du chantier, notre photographe Eddy Mottaz met en lumière les jeux du hasard et de la matière

Quel est cet assemblage bizarre qui a retenu l’attention d’ Eddy Mottaz dans un couloir de la future Comédie? Et pourquoi cette image nous trouble-t-elle?

La bizarrerie de cette vision tient d’abord à l’ordre énigmatique qui commande la présence de ces accessoires, matériaux divers et machines. S’il est impossible à l’oeil non expert d’identifier la fonction de ces éléments, ils n’en paraissent pas moins liés par une dramaturgie. Des ouvriers les ont placés ici dans un but qui nous échappe. On peut dès lors rêver longuement sur ce dispositif.

Une bête mystérieuse

On peut imaginer que le gros tuyau noir qui traverse l’air est le tentacule d’un calmar géant, caché hors champ. Va-t-il gober sa nourriture? Au second plan, devant l’ armoire, des palettes superposées évoquent un jeu de construction, le Jenga et ses pièces légères, par exemple, qui s’amusent des lois de la gravité. Leur couleur orangée fait écho à la machine qui somnole au premier plan – dans la diagonale.

Fantasmagorie

Le caractère fantasmagorique de l’image est encore accentué par le rideau plastifié qui détermine non seulement l’espace, mais une autre scène. Voyez ses reflets bleu clair et blanchâtres: ils suggèrent un plein air. Le ciel s’invite dans la cale du bâtiment. Dans les plis de cette transparence, les frontières de l’intérieur et du dehors se diluent, comme subverties par un courant de lumière. Cette dispersion hasardeuse de la clarté tient lieu de principe d’incertitude: elle fait la beauté théâtrale de cette image.

Tout l’été, de jeunes dessinateurs de la HEAD dérouleront la légende du bâtiment du boulevard des Philosophes. La Genevoise Léonie Courbat lève le rideau en beauté

Où qu’il soit, Ernest Fournier doit applaudir cette audace. Ce printemps, une trentaine d’étudiants de la HEAD à Genève ont planché sur l’histoire de sa Comédie, celle qu’il a fondée en 1913. Sous la direction de Nadia Raviscioni, dessinatrice et professeure généreuse, ils se sont approprié plus d’un siècle de tirades politiques, d’apartés mélodramatiques, de débâcles financières , de renaissances impromptues.

Bibis et hauts-de-forme en fête

La matière leur était sacrément étrangère. Aucun d’entre eux n’avait entendu parler d’Ernest Fournier, ce comédien et metteur en scène genevois qui a su mobiliser des fortunes locales pour que son rêve de scène voie la lumière, le 24 janvier 1913. Ce soir-là, haut-de-forme, aigrettes et bibis se bousculaient, boulevard des Philosophes, au pied des trois masques de pierre de la façade.

Aucun de ces talents juvéniles ne connaissait non plus l’existence d’ Henry Baudin, l’architecte qui a dessiné les plans de ce temple dramatique, censé faire de l’ombre – juste un peu – au voisin de la place de Neuve, l’orgueilleux Grand Théâtre, et à ses walkyries tumultueuses.

Bref, ils ignoraient tout de cette saga culturelle et artistique, où se sont illustrés le Français Maurice Jacquelin, patron de la maison à partir de 1939; André Talmès, son successeur dès 1959; Richard Vachoux, cet acteur poète qui mit fin, dès 1974, à l’omnipotence des vedettes parisiennes sur les planches des Philosophes.

Une traversée en six épisodes

Cette terra incognita, ils l’ont défrichée avec un culot et une insouciance de candide. Ils sont tombés ainsi sur les moustaches de Benno Besson l’enchanteur qui, à partir de 1982, donna des ailes à la maison grâce à un extraordinaire Oiseau vert. Ils se sont laissé séduire par Claude Stratz, cet esthète farouche qui, entre 1989 et 1999, a initié des milliers de spectateurs à la beauté du jeu. Ils ont découvert l’oriflamme d’Anne Bisang qui a voulu que la Comédie répercute les grands débats qui remodèlent une société.

En guise de main courante, nous leur avons exposé, Christine Ferrier, responsable des relations extérieures à la Comédie, et moi-même, une histoire succinte de l’institution, découpée en six épisodes.

Huit lauréats

Nadia Raviscioni a fixé ensuite le cap, avec le doigté, la clarté et le talent qui la caractérisent. Chaque étudiant s’est emparé de trois épisodes, autant de scénarios et de strips en puissance. La documentation était légère: un synopsis et des images choisies par nos soins.

Leur confinement fut dès lors studieux. Fin mai, nous découvrions leurs travaux. Nous avons choisi huit lauréats. Ce sont leurs oeuvres, leurs partis pris toujours surprenants, drôles parfois, qui vous accompagneront tout au long de l’été, histoire de saluer, avec la malice de Sganarelle, une maison peuplée de merveilleux personnages.

Car ce feu d’artifice graphique est un au revoir à un bâtiment promis à un autre destin, quand les équipes actuelles auront définitivement migré aux Eaux-Vives. La Genevoise Léonie Courbat lance le feuilleton. On admire l’assurance de son trait, son plaisir théâtral de ménager la chute. Elle ressuscite, en rouge et noir, la soirée d’inauguration de la Comédie. Ernest Fournier est le héros de la pièce. Où qu’il soit, il applaudit la performance.

Pedro, le plâtrier de la future Comédie, est un athlète de la «taloche». Ses gestes, précis et élégants, sont ceux d’un danseur contemporain, s’enthousiasme le photographe Niels Ackermann

D’abord il y a ce bruit, obstiné, qui recouvre tout, même la voix de Christine and the Queens qui passait tout à l’heure dans le transistor. Ensuite, il y a ce corps de danseur qui se replie comme le puma au pied de l’arbre et se détend, face au mur, obéissant à la loi de la spatule et de la matière.

Ce matin-là, Pedro aplanit le mur d’une cage d’escalier de la Comédie des Eaux-Vives. On a pu voir au précédent épisode sa panoplie: le seau où repose le plâtre, la «taloche» qui servira à l’étendre. Le reste, c’est-à-dire l’essentiel, est affaire de force, de concentration, d’attention maniaque à la faille.

Surtout ne pas laisser de lézarde! Pedro est à 35 ans un plâtrier chevronné. Il lissera la paroi jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement plane. Entre deux assauts, il se confie à Niels Ackermann. Les semaines de confinement ont été perturbantes. Il habite en France, mais a dû s’établir chez des amis à Genève, pour pouvoir rendre visite à son fils. «J’avais peur que les douaniers m’empêchent de revenir en Suisse.»

On devine que la reprise du travail a été libératrice. Il a fait l’autre jour connaissance avec cette nouvelle Comédie. Et il a été soufflé par la taille du théâtre. Un paquebot à quai. Pedro se réjouit de le voir prendre le large. Il s’est promis d’y venir avec son fils.

Christine and the Queens scande l’époque dans le transistor. Pedro a repris son ballet, sa gestuelle de danseur contemporain, note Niels Ackermann. Personne n’y fera attention, constate-t-il. Mais il tient à être à la hauteur de sa réputation. Ainsi font les chevaliers de la taloche.

Le feu de Victor Hugo, un soir d’automne à la Comédie. Michel Cassagne, en photo, est alors irrésistible. Mais quel est ce drame qui a inspiré à Gérard Oury «La Folie des grandeurs»? L’expo virtuelle «(Re)visiter la Comédie» vous aidera  à identifier la pièce et son metteur en scène

Le plaisir d’un grand classique en costumes et sous les étoiles. Le spectacle, dont vous avez une photo sous les yeux, sera d’abord joué en extérieur pendant l’été 1974, avant d’être repris en ouverture de saison, en octobre. Richard Vachoux, qui vient de prendre les rênes de la maison, veut donner le ton: metteur en scène et comédiens constituent une distribution brillante et exclusivement romande. Exit les vedettes parisiennes!

Ce qui frappe dans l’image, c’est l’expressivité de Michel Cassagne, un mélange d’inquiétude et de surprise, peut-être feint. Cet acteur magnifique incarne un grand d’Espagne, dans une des pièces les plus étincelantes de Victor Hugo. Cette histoire de coeur, de cape et d’été inspirera en 1971 à Gérard Oury  la célébrissime «Folie des grandeurs», où on voit un Louis de Funès plus énervé que jamais réveillé par Yves Montand au son des louis d’or.

Quel est ce drame alors? Et qui en signe la mise en scène? Vous pouvez poster votre réponse en bas de cet article, dans la partie commentaire, et l’assortir d’un souvenir personnel.

Des indices? Victor Hugo a 38 ans à l’époque et il a déjà fait scandale avec «Hernani». Il est adulé par une jeunesse amoureuse de son panache romantique, honni par les thuriféraires du classicisme. La Comédie-Française se méfie de ce chien fou, le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, enseigne phare des boulevards, ne veut pas de ce poète océanique. Peu importe. L’auteur de «Notre-Dame de Paris» aura sa scène à lui, le Théâtre de la Renaissance. C’est pour cette maison qu’il écrit en moins d’un mois le chef-d’oeuvre qu’il vous reste à identifier  à présent.

Quant au metteur en scène, il dirige à ce moment-là le Poche où il a succédé à son beau-frère, Richard Vachoux.

Vous trouverez la réponse en déambulant dans l’expo virtuelle (Re)visiter la Comédie et sur notre blog ce week-end, sous la plume de Camille Bozonnet.

Le ballet blanc du chantier de la Comédie. Fin février, Niels Ackermann pistait les ouvriers sur les hauteurs du bâtiment. Le coronavirus hantait déjà les esprits, mais le confinement paraissait encore improbable

La beauté d’un geste. Ce qu’il recèle de sensibilité, de savoir-faire, d’intelligence. Depuis un an et demi, le photographe Niels Ackermann se faufile pour nous, à intervalles réguliers, dans le labyrinthe de la Comédie en construction. Il s’intéresse à ces hommes qui ne font en principe jamais la une des journaux ou des sites d’information. Il les saisit dans le vif de leur quotidien, au coeur d’une réalité qui peut sembler étrange, voire lunaire, aux yeux du profane. Ce jour-là, il a croisé Andrea qui lui a fait signe: «Tu me prends en photo?»

«C’est pas pour le coronavirus, hein!»

Ensemble,  ils ont escaladé les échafaudages. Sous son masque haut de gamme, Andrea s’est esclaffé: «C’est pas pour le coronavirus, hein!» Puis il lui a parlé de son  travail: sprayer une couleur gris métallisé sur la structure qui porte les vitres. La conversation a dévié et le peintre a dévoilé l’une de ses passions,  l’astro-photographie. C’est ainsi que le photographe et son sujet se sont projetés dans une dimension cosmique.