Quelque six mille visiteurs se sont pressés tout le week-end à la découverte du théâtre des Eaux-Vives. Notre photographe Niels Ackermann s’est laissé porter par le courant

L’engouement après le sevrage. Une coulée de curiosité après des mois à cogiter sur le destin de la planète entre son micro-ondes, son portable et sa baignoire. Bref, le plaisir d’une délivrance. Ce week-end, quelque six mille visiteurs – familles, couples, contemplatifs, hédonistes, promeneurs solitaires – ont déferlé sur le parvis de la Comédie des Eaux-Vives. Ils voulaient tout voir: les ateliers où les fictions se ficellent, le restaurant où marivauder, le bar où palabrer entre deux tirades, les salles surtout, foyers de tant de désirs.

Dans la foule, notre photographe Niels Ackermann a attrapé au vol des mines ébahies, l’expression ici d’une surprise, là d’un émerveillement. Cet épilogue en forme d’apothéose marque pour nous la fin de ce blog.

Photographiés par Niels Ackermann, des centaines de spectatrices et spectateurs écoutent la présentation de la première saison à la Comédie des Eaux-Vives.

Pendant trois ans, «Le Temps de la Comédie» a suivi l’actualité de cette construction autour de laquelle gravite un nouveau quartier. Avec Christine Ferrier, responsable des relations extérieures de la Comédie, nous avons multiplié les approches: des étudiants de la HEAD ont raconté l’histoire de la Comédie en bande dessinée, sous la direction enthousiaste de leurs professeurs, Clément Paurd et Nadia Raviscioni; des élèves du Cycle d’Orientation de la Gradelle ont exprimé à hauteur d’adolescence leurs rêves pour ce lieu, aiguillonnés par leur enseignant, Jean-Marc Cuenet; des journalistes ont portraituré des personnalités qui font déjà l’histoire de la Comédie; d’autres se sont intéressés aux mutations parfois douloureuses du quartier; nos photographes, Eddy Mottaz et Niels Ackermann, ont mis des images sur ce que personne n’aurait vu sans eux. Que tous les protagonistes de ce journal en ligne soient remerciés.

On se bousculait ce week-end dans les allées labyrinthiques de la Comédie.

Chaque mois, vous avez été des milliers – entre 5 et 12 000 visiteurs mensuels – à nous suivre. Votre assiduité était un carburant: elle nous obligeait et nous honorait. La Comédie à présent est à vous, à nous. Trente-quatre ans après un fameux rapport signé Matthias Langhoff qui prônait une transformation totale du bâtiment des Philosophes, elle se dresse sur les hauteurs du quartier des Eaux-Vives. Dans son giron, une gare. Tout un symbole. Avanti!

Des visiteurs pris de vertige sur les coursives de la salle modulable.

La population pourra découvrir ce week-end son nouveau théâtre à l’occasion de portes ouvertes. Notre photographe Eddy Mottaz lève le rideau sur les deux salles

Trois ans qu’il attendait ce moment. Eddy Mottaz a été le grand témoin d’un chantier hors du commun. Avec son confrère Niels Ackermann, il a suivi depuis l’automne 2018 pour ce blog, «Le Temps de la Comédie», chaque étape de la construction de ce théâtre. A-t-il été ensorcelé? Le quartier des Eaux-Vives aurait-il des vertus surnaturelles? Sa fabrique à fictions du moins? Notre photographe a rôdé, hiver comme été, dans les allées de ce bâtiment, s’aventurant tantôt dans un escalier obscur, tantôt sur une passerelle vertigineuse, à l’affût d’un rai de lumière rasant sur le béton, d’un esprit mutin sur les parois vitrées, de l’empreinte préhistorique d’un homme ou d’une femme sur une main courante.

Avant même que le théâtre ne soit habité par ses équipes, Eddy Mottaz a étudié sa vie souterraine, attiré par ces chambres noires où nos histoires s’écrivent, les deux salles de la Comédie. La première enveloppe son public tout en voyant grand avec ses 498 sièges, ses parois capitonnées couleur bronze, sa scène extra-large et extra-haute qui autorise tous les caprices. Sa réussite? Le sentiment de proximité qu’elle offre au spectateur, quel que soit le rang où il est assis.

La seconde, modulable comme on dit dans le métier, favorise les renversements de perspectives, les surprises des scénographes, les embuscades poétiques.

La salle modulable pourra accueillir 200 spectateurs. Eddy Mottaz / Le Temps

Le rideau se lève à peine. Mais ce week-end, des milliers de Genevois se sentiront un peu acteurs de leur théâtre à l’occasion de portes ouvertes. Ils l’apprivoiseront sur les traces d’Eddy Mottaz et de Niels Ackermann, mémorialistes d’une construction au destin mouvementé, avec ses ralentissements pour cause de COVID, ses dates d’inauguration reportées, ses courses contre la montre impromptues. Nos photographes ont vécu ces tribulations aux premières loges. Ils devraient encore longtemps hanter les lieux.

La grande salle, vue de la scène, comme si vous y étiez. Eddy Mottaz / Le Temps

Week-end portes ouvertes, rens.: https://www.comedie.ch/portes-ouvertes

Directrice de la production, cette fervente discrète joue un rôle central au moment où la Comédie s’érige en pôle de création européen

La discrète, c’est elle. Elle faufile sa silhouette de ballerine sous un soleil d’opéra, à dix pas chassés de la Comédie des Eaux-Vives. «Une limonade, Julie ?» Un tram lâche un geignement et la chaussée tousse un instant. Julie Bordez s’éclaircit sous vos yeux, un sourire et c’est son enfance farouche qui s’affiche comme par enchantement. Cette jeune mère paraît aérienne. Elle est terrienne en réalité, stratège quand il faut, entremetteuse aussi, comme on dit dans les comédies de Marivaux. Elle imagine des mariages et cette spécialiste des arrangements fait en sorte qu’ils soient heureux.

Julie Bordez ne dirige pas une agence matrimoniale, elle a la haute main sur la production à la Comédie – directrice de la production, dans le jargon. Au côté des codirecteurs Denis Maillefer et Natacha Koutchoumov, elle est cette intendante de l’ombre qui, avec son équipe, rend possibles les spectacles de la maison, qui prévoit les moyens de les financer, qui sollicite à cette fin des partenaires suisses ou internationaux, qui organise les planning de travail des mois à l’avance, qui veille à satisfaire les besoins des professionnels.

«Mon métier consiste à écouter les désirs des créateurs quand ils présentent un projet, à leur suggérer, quand ils viennent d’ailleurs, des rencontres avec des comédiens ou des comédiennes, des scénographes et des éclairagistes d’ici ; à démarcher les institutions qui, outre la Comédie, pourraient contribuer à sa réalisation. C’est à chaque fois un processus au long cours, qui peut se dérouler sur deux ans, comme dans le cas récent du spectacle de Christiane Jatahy, Entre chien et loup, d’après Dogville, le film de Lars von Trier.»

Un géant sur l’échiquier européen

Produire reviendrait donc à édifier une tour Jenga, cette prouesse enfantine qui consiste à superposer des lamelles en bois, puis à les retirer avec doigté, sans que l’édifice s’écroule. Joie de l’adresse, de la persévérance, de l’intuition. L’enjeu, en cette rentrée artistique tellement attendue, est considérable: dotée désormais d’ateliers de construction à demeure, d’un budget qui avoisine les 16 millions, d’une équipe de 74 personnes, la Comédie jouera les premiers rôles en Suisse et en Europe. «Rien que la saison prochaine, nous aurons sept productions maison, en gestation depuis deux ans, 15 coproductions et 11 accueils.»

Preuve de de ce statut nouveau, Entre chien et loup, produit par la Comédie, ainsi que La Cerisaie de Tchekhov avec Isabelle Huppert, coproduit par la maison, ont lancé le même jour le dernier Festival d’Avignon. « Nous rassemblons au même endroit des studios de répétition, deux salles et des ateliers, soit des équipes ultra-compétentes qui permettent de concrétiser des projets d’envergure. Cette organisation nous projette dans une autre dimension et nous vaut d’être très sollicités.»

L’heure est aux équipées européennes. Cet automne, la Comédie et sa caravane se déploieront en France, à Lisbonne et à Milan, au Piccolo Teatro, le fief jadis du maestro Giorgio Strehler. Julie Bordez est diplomate à sa façon obstinée et pudique. Elle négocie des alliances, en Suisse et à l’étranger. Elle maîtrise ses chiffres, les quotes-parts des uns et des autres, les retombées ailées des équations migraineuses. Mais cette algèbre est loin de l’animer uniquement, souffle-t-elle.

L’obsession du beau geste

«C’est le lien avec le plateau qui compte pour moi. J’assiste le plus possible aux répétitions. Je fais ce métier pour voir comment une histoire naît sur les planches, pas pour faire des plannings. Si je me glisse dans les salles pendant cette phase de travail, c’est aussi pour prendre la température du plateau. S’il y a quelque chose qui suscite une tension, il faut apporter des solutions.»

Face à sa limonade, Julie Bordez a la tête soudain ailleurs. Elle a six ans et elle danse en tutu. Elle assimile la mécanique de la grâce et elle tourbillonne comme dans Casse-Noisette. «Je voulais être danseuse, mon héroïne était Sylvie Guillem, j’allais voir des spectacles. Mais ce désir d’être sous les projecteurs m’est passé assez vite. Ce qui est resté, c’est la passion du geste artistique, de la matière qu’il enfante. Celui de Fra Angelico, cet artiste italien du Moyen Age, m’émeut beaucoup, mais je pourrais dire de même du peintre allemand Gerhard Richter.»

Le parrainage de René Gonzalez

La discrète tient son fil. Il conduit aux tréteaux. Elle apprend ainsi le métier auprès de directeurs qu’elle admire, en France et en Suisse. Elle travaille au Théâtre de Vidy dans l’équipe de René Gonzalez, ce coriace au regard bleu, prêt à tout pour un ami. «J’étais venue pour trois mois, mais il m’a engagée. C’était le complice des poètes. Il se mêlait de tout, mais sans jamais se mettre en avant. Il disait qu’il était le portier du théâtre, il l’ouvrait le matin, le fermait le soir.»

Ce sens de l’abnégation, elle l’affine encore au Festival d’Avignon, avec Olivier Py. «Il est érudit et profondément drôle. Il possède une énergie, une vivacité qui lui permet de voir loin. Son théâtre lui ressemble, il est fantasque, fervent, épique, comme une source jaillissante permanente.»

Julie Bordez ne s’enflamme pas, même sous un soleil lyrique, mais elle a des élans à revendre. Elle a hâte de voir vibrer cette Comédie qui l’a tellement impressionnée le jour où elle y a mis les pieds la première fois. «Je me suis sentie très petite, mais ces dimensions ouvrent des imaginaires. J’ai envie d’y voir tant de choses, des acrobates flirter avec les cintres, des danseurs suspendre le temps sur le parvis.» Son métier a ceci de beau : il favorise ces sorcelleries du soir, avec cette discrétion qui est l’apanage des fileuse de songes.

Cools et sportifs, tels sont les nouveaux habits du personnel de salle. Leurs concepteurs, Cassandre Lanfranchi et Hugues Champendal, en dévoilent l’esprit et l’étoffe. Par Ivan Garcia

Aux Eaux-Vives, la Comédie a changé de dimension. Une ère inédite, donc, et un nouveau style, de communication et d’accueil. Dans cette dynamique, le choix de la tenue du personnel de salle n’était pas une mince affaire. C’est à Cassandre Lanfranchi, responsable de l’accueil des publics, qu’a été confiée la mission de concevoir un uniforme différent pour l’équipe des placeurs et placeuses de la maison. Les deux co-directeurs de l’institution, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer, lui ont laissé «carte blanche». L’enjeu: refléter l’esprit d’un lieu qui se veut inclusif, urbain, élégant et juvénile. 

Les dessous d’un costume

«Il fallait concrétiser notre nouvelle identité, l’assortir au bâtiment», explique Cassandre Lanfranchi dans le foyer des artistes. Au boulevard des Philosophes, jeans, t-shirt et blouson sweat noirs étaient de mise. Aux Eaux-Vives, un t-shirt rose et une veste grise habilleront les sherpas de la nuit. Responsable de salle, Hugues Champendal (en photo ci-dessus), arbore d’ailleurs l’ensemble.

Mais pourquoi ce «rose bubble-gum», à mi-chemin entre le rose fuchsia et le rose pâle? Il correspond à la charte graphique de la Comédie. Il rend surtout visibles les placeurs. Impossible de les manquer en cas de besoin. Ce t-shirt écologique, confectionné en fibre de bambou et fabriqué par l’Atelier Sonia Couture de Genève, est disponible à la fois en manches courtes et longues. Coquetterie? Nécessité plutôt. En hiver, les températures peuvent être polaires au point de transformer la nef en glacière. En été, le risque est qu’elle vire fournaise.

«C’est le froid qui a imposé la veste», raconte Cassandre Lanfranchi. En ce début d’été, on ne la verra pas. Il n’empêche qu’elle vaut le coup d’oeil. En sweat grise, elle fait écho au béton du bâtiment. C’est ce qu’a voulu la couturière Laurence Durieux qui a passé un mois sur place pour la concevoir. Sa forme «kimono» suggère légèreté et décontraction. Elle n’est pas boutonnée, ce qui lui donne un air de jeunesse. On admire les finitions en rose de la doublure. «Un des souhaits de la direction était que ce vêtement reste cool», détaille Cassandre Lanfranchi. Les placeurs ont d’ailleurs la consigne de venir en baskets et en jean pour compléter leur tenue. «Nous leur “interdisons” les chaussures, en fait, parce que nous souhaitons qu’il y ait un esprit jeune», poursuit notre interlocutrice. 

Cette simplicité a un autre motif: le personnel est susceptible de changer. L’habit devait donc être à la fois unisexe et pas totalement ajusté. «A chaque fois que la forme est trop ajustée ou marquée, il faut faire un vêtement sur mesure pour chaque personne. Chose impensable lorsque les membres de l’équipe changent chaque année», justifie la responsable. 

Clins d’oeil

Souplesse et clin d’oeil: tel est le charme du vêtement. Le «C» rose brodé sur la veste grise rappelle qu’il s’agit de la tenue officielle de la Comédie. Dans le dos, une autre inscription brille avec malice: «le beau rôle» scintille comme pour nous en mettre plein la vue. On la retrouvera sur le t-shirt mais en noir. 

La sobriété prend du temps, note Cassandre Lanfranchi. L’élaboration du costume a commencé en septembre 2020; un prototype a été essayé par Hugues Champendal en janvier 2021. Ce dernier souligne qu’il n’y a eu «aucune remarque négative» de la part des placeurs. Mieux, certains spectateurs souhaiteraient même acheter la tenue. Preuve s’il en est que ce changement de vêtement a trouvé son public. 

L’accessoire qui emballe: les placeurs porteront une sacoche avec le logo de la Comédie. L’endroit idéal pour ranger ses affaires personnelles, notamment son billet d’entrée. Autant dire qu’ils auront la banane.


Genève, Suisse, 4 décembre 2020. Jury pour l’élaboration de l’affiche du festival Viva. Propositions faites par des élèves du CFP arts visuels de Genève. © Niels Ackermann / Lundi13

Chargées de l’action culturelle de la maison, Tatiana Lista, Florence Terki et Tiziana Bongi dévoilent leurs plans pour que le théâtre rassemble le plus grand nombre à toute heure du jour et de la nuit

«On a beaucoup travaillé de manière souterraine», souffle Tatiana Lista. En ce début d’après-midi, la jeune femme a l’air mutin d’une Colombine, cette fine guêpe qui pique au bon endroit dans la commedia dell’arte. A la tête de l’action culturelle, elle construit un canevas qui devrait inscrire de plain-pied la Comédie dans son quartier et dans la ville. A ses côtés, ce même jour, Florence Terki et Tiziana Bongi opinent du chef, assises sur une banquette orange, qui évoque un Transsibérien d’autrefois. Elles aussi contribuent, depuis deux ans, à un scénario dans lequel visiteurs d’un jour, voisins, familles, amoureux de Shakespeare ou d’Alfred Jarry sont appelés à jouer un rôle. Tous en scène, au fond.

Le Pont des arts

Un scénario pour tous ? Mais de quoi parle-t-on ? De l’action culturelle, nommée ici le «Pont des arts». Ce champ recouvre mille et une activités, artistiques, pédagogiques, sociales, destinées à transformer la Comédie des Eaux-Vives en auberge hospitalière et familière. Une stratégie au long cours en somme pour briser la glace.

«Notre ambition est de donner vie à ce bâtiment, raconte Tatiana Lista, qu’il rassemble largement les Genevois, qu’ils aient envie d’y passer du temps, à l’occasion d’un spectacle, mais aussi en dehors d’une représentation. Il faut qu’ils vivent dans nos murs une expérience mémorable qui peut prendre la forme d’une initiation au hip-hop sur la grande scène, d’un brunch thématique, d’une immersion sonore dans la psyché des Eaux-Vives, comme l’artiste Zoé Cadotsch le propose à travers une installation, un xylophone géant qu’on a fait construire, pour qu’on entende ses «Voix de quartier».

«La Comédie, ce n’est pas pour moi, c’est de la haute culture»

Séduire la population d’un territoire chamboulé par la double construction d’une gare qui étend ses tentacules sous-terre et d’un théâtre qui s’étire comme un titan à ciel ouvert. Tel était l’objectif premier du trio, confirme Florence Terki, responsable du volet «inclusion». «Depuis 2017, j’ai assisté à de multiples réunions d’associations du quartier pour parler de notre théâtre et assurer les habitants qu’il était aussi le leur. A la première séance, l’un d’eux m’a dit : «De toute façon, la Comédie, ce n’est pas pour moi, c’est de la haute culture. C’est ce préjugé qu’il a fallu déjouer. »

Des emplois pour les jeunes du quartier

Les formes de ce prosélytisme poétique ont été multiples, poursuit Tiziana Bongi, dont la mission consiste à fidéliser une population juvénile, celle qui préfère les skateparks aux planches de Jean-Luc Lagarce ou d’Harold Pinter. «Nous avons proposé à des jeunes des emplois ponctuels, en collaboration avec des travailleurs sociaux. Certains se sont ainsi retrouvés à monter une structure scénique dans le foyer.»

Pont des arts, donc. Davantage qu’un nom au charme romanesque, un idéal. Sur leur banquette orange, au dernier étage de la Comédie, là où s’affaire le staff de la maison, le trio dessine la carte de son territoire. La fierté de Florence Terki, c’est ce «Label Culture Inclusive» que l’institution a obtenu. Ce titre, elle l’honorera ces prochains jours en accueillant des soirées de danse, un défilé de mode inclusive et une conférence de Virginie Delalande, malentendante au destin hors du commun, sur le pouvoir de la différence, le tout dans le cadre de la biennale Out of the box.

Une attention aux personnes en situation de handicap

Ce label est surtout le socle d’un programme visant à accueillir toutes les singularités, toutes les fragilités, comme le souligne Florence Terki. Elle a créé un comité d’experts, constitué d’une douzaine de personnes en situation de handicap, physique ou psychique. «Nous avons réfléchi ensemble aux façons d’améliorer l’accessibilité des salles. Grâce à l’un de nos experts malvoyants, nous avons affiné notre signalétique. Cela peut paraître superflu, mais pour ces personnes, c’est essentiel. Notre désir, c’est qu’elles puissent voir les spectacles, assister aux médiations, bref, qu’elles se sentent chez elles à la Comédie.»

Genève, Suisse, 10 décembre 2020. Évaluation de l’accès et signalétique du nouveau bâtiment de la Comédie pour les personnes malvoyantes ou à mobilité réduite. © Niels Ackermann / Lundi13

Le Pont des arts relève d’une ingénierie joyeuse. L’hospitalité est son maître mot. Elle peut impliquer que des artistes se déplacent à domicile, comme les acteurs du collectif romand Sur un malentendu: pendant la pandémie, ils se sont rendus dans des EMS pour rencontrer leurs pensionnaires et glaner l’extraordinaire de leurs vies, matériau qui nourrira un spectacle qu’ils joueront pour eux.

Genève, Suisse, 10 décembre 2020. Performances de comédiens par Zoom avec des résidents d’EMS. © Niels Ackermann / Lundi13

Vivement dimanche

Cette passion de l’accueil devrait aussi donner lieu à des dimanches qui ont le charme des pique-niques de campagne, se réjouit Tatiana Lista. «Nous voudrions proposer quatre à cinq fois par an une journée qui serait celle des familles et ce dès 10h du matin. Elle pourrait commencer par un atelier musical à l’intention des parents et des enfants, se poursuivre avec un brunch, avant un autre atelier, de théâtre par exemple. Suivraient un goûter, puis un thé dansant ou une initiation au voguing, au choix. Ce bouquet dominical pourrait réunir jusqu’à 500 personnes.»

Dans leur compartiment de Transsibérien, le trio du Pont des arts décline un rêve de cartographie pour que la Comédie soit sans frontière. Avec des décors conçus en fonction des stations. Une forêt enchantée est ainsi en gestation. «L’idée, c’est de créer la surprise à chaque fois», glisse Tatiana Lista. Colombine a de sacrés pouvoirs.

Piliers de la maison, Cassandre Lanfranchi et Terence Prout ont choisi le mobilier dans lequel évolueront les équipes et le public. L’enjeu: injecter de l’âme au coeur d’un bâtiment imposant

Meubler un théâtre qui a des allures de château. Quel privilège ! Avoir carte blanche même pour lui donner un cachet. Pour que spectatrices et spectateurs y papillonnent comme à la maison, qu’ils aient envie d’y palabrer après la fantasmagorie du soir. Pour que l’ensemble des équipes s’y sente ailé surtout.

Terence Prout et Cassandre Lanfranchi (photographiée ci-dessus par Nils Ackermann) ont cette obsession depuis deux ans: habiller la Comédie des Eaux-Vives, cette géante qui roule des mécaniques au-dessus de la gare du même nom et qui, chaque matin, hume l’air dans l’espoir de ne plus y sentir les miasmes du COVID-19 et de pouvoir enfin ouvrir ses bras au public.

Unité de style

Créer le décor, donc, une unité de style aussi pour les cinq étages d’un bâtiment qui a du coffre. Un casse-tête, même pour des baladins de l’illusion. Cassandre Lanfranchi et Terence Prout ont du métier pourtant. La première a la haute main sur l’accueil des publics, c’est dire si elle connaît les lois de l’hospitalité. Le second, adjoint au directeur technique, est capable de transformer un clou en épingle à cravate à tête de diamant.

A eux deux, ils allient l’ingéniosité, le goût des matériaux authentiques comme ils disent et un idéal de convivialité. Mieux, ils ont pu compter sur la vista de Clark Elliott, qui conseille les entreprises pour l’organisation de leurs espaces de travail. Des atouts, oui, mais rien ne disait qu’ils suffiraient tant l’usine à fiction des Eaux-Vives en impose, avec sa taille de dirigeable, ses créneaux qui picotent l’éther, ses couloirs à perte de vue où organiser des courses d’orientation. L’enjeu dès lors? Donner une intériorité, c’est-à-dire un esprit et une chaleur, à ce monolithe.

Teintes chaudes

Comme un couple qu’il n’est pas à la ville, Cassandre Lanfranchi et Terence Prout ont  commencé par examiner les plans d’une maison où cohabitent, chaque jour entre 9h et minuit, une centaine de professionnels, techniciens, artistes, couturières, médiateurs et médiatrices etc. Ces travaux d’Hercule, ils les racontent dans une salle au rez-de-chaussée, sur des canapés autrefois en skaï qu’ils ont fait recouvrir de tissu orange. Cette antichambre, dont les verrières donnent sur le couloir, est stratégique: les comédiens y rumineront leurs textes avant d’entrer en scène, à deux bonds d’Arlequin à peine.

On écoute leurs pérégrinations, on imagine leur vertige.  La Comédie, ce n’est pas seulement deux salles, une grande dotée de 498 sièges, une autre plus élastique, modulable à souhait, sans oublier un restaurant – des espaces qui ont déjà leur mobilier. Ce sont aussi un atelier de construction, un autre de couture, l’un et l’autre vastes comme des courts de tennis, des studios techniques où concevoir une bande-son ou une vidéo, des bureaux encore, au dernier étage.

Meubles neufs et durables

«Notre objectif, c’était d’apporter une âme dans un lieu où les lignes sont pures et l’élégance froide, raconte Cassandre Lanfranchi. La Ville a mis à disposition une belle enveloppe budgétaire pour réaliser ce dessein. Elle avait une exigence : qu’on achète des meubles neufs et durables. A partir de cette feuille de route, nous avons écumé des semaines durant magasins et fournisseurs, en quête de chaises pour les loges et les bureaux, de fauteuils, d’armoires pour les locaux techniques, de tables pour la cantine… Pour ces dernières, Terence a eu une idée géniale: il a récupéré les plateaux usés d’un bar et les a fait monter sur des pieds neufs. Cela donne du caractère.»

Le choix des chaises donne lieu à des cogitations dignes d’un conseil de défense au Pentagone, se rappelle Terence Prout. Il fallait qu’elles soient élégantes, ergonomiques, légères, bref, qu’elles contentent tous les séants. Il en allait de l’image de marque de l’institution. «Un matin, nous avons disposé trente-cinq modèles dans le hall de l’ancienne Comédie du boulevard des Philosophes. Nos directeurs, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer, devaient choisir un modèle destiné aux comédiens, un autre pour les foyers où le public se retrouve. Ils ont fait leur choix en une heure.»

Drôle de drame. Mais il y a plus épineux que le confort de nos fondements. Il y a le langage des couleurs qui au théâtre a son tabou majeur. Parce qu’il porte malheur, le vert est prohibé. Quant au rouge, fût-il romain, il est trop convenu pour être tout à fait honnête. « Comme le blanc et le gris dominent, nous avons privilégié des teintes chaudes, poursuit Cassandre Lanfranchi. Voyez les fauteuils où nous sommes assis. Le tapissier nous a proposé un tissu tuile et nous n’avons pas hésité.»

Choyer le détail, tout est là. La texture, le coloris,  l’harmonie des formes. Sur le sujet, Cassandre et Terence sont intarissables. Vous demandez à voir de plus près. Ils vous entraînent sur les hauteurs, au troisième étage. Un couloir avec des portes en série vous  aspire. On en pousse une. Vous voici dans le saint des saints, là où le comédien s’abstrait du monde, se fond dans la pâte du poète, face au miroir. Un matelas orange sur un lit de repos, des ampoules au garde-à-vous, un siège d’amazone avant la chevauchée : tout invite au rassemblement intérieur.

L’ascension vous grise ? Le cinquième, dédié à l’administration, a des airs de bureau d’architectes, avec ses rangées de tables à hauteur variable, où plastronne une lampe dorée. Leur plateau est en linoléum rosâtre, souffle Terence Prout. «Nous avons choisi cette matière, mélange de toile de jute, d’huile de lin et de bois, pour sa douceur au toucher, pour sa capacité aussi à atténuer les bruits.» Signe d’époque: ces bureaux sont volages, aucun n’étant attribué.

Dans les escaliers, Terence et Cassandre évoquent tout ce qu’il reste à faire. Trouver de nouvelles chaises pour le bar – il en manque encore. Vêtir les murs d’affiches historiques, celles des spectacles qui hantent la Comédie du boulevard des Philosophes. Aménager la bibliothèque. Protéger les artistes dans un édifice où la transparence règne jusqu’à en être intrusive.

Appropriation collective

De retour sur le canapé, là où actrices et acteurs rumineront une dernière fois fois leurs rôles avant d’entrer dans la lice, Terence et Cassandre soulignent que les goûts doivent désormais se mélanger. «Nous passons une partie de notre vie ici, c’est à nous tous d’apporter notre touche, nos idées. C’est comme dans un appartement, on déplace un meuble, on en introduit un autre, tout est ouvert, c’est sans fin et c’est beau pour cette raison.»

L’essentiel, disent-ils encore, c’est qu’on se sente accueilli. Ils brodent: «Un hamac ici, ce serait pas mal, non? Et un jeu de go, qu’en penses-tu? Surtout, ce qu’il faut, c’est un rideau devant les parois vitrées, et pas rouge, s’il te plaît. Bleu, tiens! » Calé dans votre fauteuil, vous vous laissez bercer. Terence et Cassandre savent recevoir.

Il a tout vu, tout entendu. Pendant quarante ans, ce machiniste, puis cintrier historique a été le témoin de l’histoire de la Comédie. Confessions en hauteur

On l’appelle Babar depuis toujours. Il a une gouaille genevoise et de la répartie. Il a aussi une belle gueule de marin au long cours doublée d’une mémoire océanique. Entré à la Comédie en 1974, au moment où Richard Vachoux en prend la direction, il y a travaillé jusqu’à la fin du mandat d’Hervé Loichemol, sur les hauteurs, dans les coulisses, dans les soubassements de la scène.

Sur sa passerelle de cintrier, il n’a pas seulement tiré les ficelles des décors et de nos illusions vespérales, il a observé, comme aux premières loges, les transformations du métier, les innovations esthétiques. Désormais à la retraite, il s’est immergé l’autre jour pour la première fois dans la Comédie des Eaux-Vives. Un nouveau monde, une autre dimension, dont il a suivi toute l’histoire, comme il le raconte devant la caméra de notre vidéaste Robin Mir.

Ingrid Moberg et ses quelque 4000 costumes découvrent leur nouvel écrin, vaste comme un court de tennis. Notre vidéaste Robin Mir a suivi ce transfert

Avec sa chevelure de neige, Ingrid Moberg ressemble à une reine de conte, Andersen au hasard. Depuis une dizaine d’années, cette couturière et habilleuse règne sur les ego des comédiens et comédiennes de la maison. Elle taille les costumes de leurs chevauchées, les ajuste à leurs songes, s’arrange toujours pour exaucer leurs vœux.

Ingrid Moberg est un personnage, rauque et lumineux, fidèle et rebelle quand il le faut, taiseuse, croit-on, fileuse de légendes en vérité. Il faut la voir palper un taffetas, s’emballer devant un bustier en plumes, caresser le satin d’un manteau de cour. Si elle ne conçoit pas toujours les costumes d’une production – chaque spectacle a son créateur ou sa créatrice d’habits – elle leur donne vie.

Ces jours, elle fait sa révolution de velours. Elle délaisse l’atelier du boulevard des Philosophes, son repaire,  pour un espace qui est en soi une petite manufacture, baignée de lumière. Son nouveau fief est vaste comme un court de tennis, riche de machines à coudre impatientes de libérer leur musique entêtée. Notre vidéaste Robin Mir a suivi Ingrid Moberg  sur le pont de ses désirs, entre deux mirages de fiction.

Le chorégraphe invite à une visite virtuelle et comme en apesanteur du théâtre de la gare des Eaux-Vives. Avant-goût

La Comédie des Eaux-Vives ouvrira au début de l’année prochaine. Cela n’empêche pas le chorégraphe romand Gilles Jobin d’ouvrir ses portes, à sa façon virtuelle et poétique. Dès cette semaine, le public peut jouir de ce transport, au bâtiment des Philosophes, avec l’équipement ad hoc. En attendant, on peut savourer ce prélude filmique.

Et si Ernest Fournier, le fondateur de la Comédie, avait tenu un journal intime, dessiné qui plus est ? Le jeune dessinateur genevois Clément Grahn a imaginé ce scénario

Jadis, les comédiens sentaient le soufre. Les dévots les soupçonnaient de commercer avec Lucifer. Longtemps d’ailleurs, le métier de Molière a été mal vu du bourgeois. Il était synonyme de mauvaise vie. On peut dès lors imaginer le choc des parents d’Ernest Fournier quand ce dernier leur a annoncé qu’il se consacrerait aux planches. Tenanciers de bistrot dans le quartier de Rive à Genève à la fin des années 1880, ils destinaient leur fils à la prêtrise. Ernest avait la vocation, certes, mais pas pour l’église.

Cette histoire a inspiré à Clément Grahn, étudiant de la HEAD à Genève, une chorégraphie graphique, intrusion vagabonde dans la psyché de l’artiste. Le lecteur découvre le journal intime fantasmé de l’artiste.

Clément Grahn conçoit son strip comme une suite de correspondances: comme sur un toboggan, on glisse de l’église cornue jusqu’à la belle dame à capeline découvrant l’affiche de la Comédie, en passant par des petits rats d’opéra. Le cerveau d’Ernest bout. Le 24 janvier 1913, il réalisait son rêve. Son théâtre était pris d’assaut par une foule emperlée et cravatée, avide de communion artistique et de petits fours. La messe était dite.