Pourquoi choisit-on un métier de scène? «Le Temps» et la Comédie lancent une série audio en cinq actes où des personnalités racontent l’origine de leur passion. Au micro aujourd’hui, la comédienne Natacha Koutchoumov

Mercredi, «Le Temps» a lancé «Secrets de Comédie», son nouveau podcast. Tous les quinze jours pendant deux mois, vous pourrez entendre ce qu’on n’entend jamais ou presque dans la bouche d’un artiste ou d’un artisan de la fiction. L’origine d’une vocation. Ce moment magique où sans le savoir on épouse un destin.

https://www.letemps.ch/podcast/comedie?utm_source=letemps_blogs_temps_comedie&utm_medium=article&utm_campaign=podcast_secrets_comedie

En partenariat avec la Comédie de Genève, nous avons confessé cinq personnalités. Cette semaine, c’est Natacha Koutchoumov, comédienne brûlante dans les films de Lionel Baier et tout récemment au théâtre dans Dans la mesure de l’impossible monté par Tiago Rodrigues, qui se souvient d’un dimanche enchanté.

Elle a 7 ans, c’est l’automne, elle a mis sa plus jolie robe et des escarpins qui brillent comme ceux de sa grande sœur. Assise près de ses parents à la Comédie de Genève, elle rit et plane devant L’Oiseau vert, ce conte farceur de Carlo Gozzi mis en scène par Benno Besson.

Ce spectacle a fait date en Suisse romande et en Europe. Il a confirmé aussi la toute jeune Natacha dans son désir de vivre des histoires inouïes sous les projecteurs. D’être à son tour un oiseau vert. La codirectrice de la Comédie de Genève raconte cet éblouissement et tout ce qui s’en est suivi.

Genève, Suisse, 4 décembre 2020. Jury pour l’élaboration de l’affiche du festival Viva. Propositions faites par des élèves du CFP arts visuels de Genève. © Niels Ackermann / Lundi13

Chargées de l’action culturelle de la maison, Tatiana Lista, Florence Terki et Tiziana Bongi dévoilent leurs plans pour que le théâtre rassemble le plus grand nombre à toute heure du jour et de la nuit

«On a beaucoup travaillé de manière souterraine», souffle Tatiana Lista. En ce début d’après-midi, la jeune femme a l’air mutin d’une Colombine, cette fine guêpe qui pique au bon endroit dans la commedia dell’arte. A la tête de l’action culturelle, elle construit un canevas qui devrait inscrire de plain-pied la Comédie dans son quartier et dans la ville. A ses côtés, ce même jour, Florence Terki et Tiziana Bongi opinent du chef, assises sur une banquette orange, qui évoque un Transsibérien d’autrefois. Elles aussi contribuent, depuis deux ans, à un scénario dans lequel visiteurs d’un jour, voisins, familles, amoureux de Shakespeare ou d’Alfred Jarry sont appelés à jouer un rôle. Tous en scène, au fond.

Le Pont des arts

Un scénario pour tous ? Mais de quoi parle-t-on ? De l’action culturelle, nommée ici le «Pont des arts». Ce champ recouvre mille et une activités, artistiques, pédagogiques, sociales, destinées à transformer la Comédie des Eaux-Vives en auberge hospitalière et familière. Une stratégie au long cours en somme pour briser la glace.

«Notre ambition est de donner vie à ce bâtiment, raconte Tatiana Lista, qu’il rassemble largement les Genevois, qu’ils aient envie d’y passer du temps, à l’occasion d’un spectacle, mais aussi en dehors d’une représentation. Il faut qu’ils vivent dans nos murs une expérience mémorable qui peut prendre la forme d’une initiation au hip-hop sur la grande scène, d’un brunch thématique, d’une immersion sonore dans la psyché des Eaux-Vives, comme l’artiste Zoé Cadotsch le propose à travers une installation, un xylophone géant qu’on a fait construire, pour qu’on entende ses «Voix de quartier».

«La Comédie, ce n’est pas pour moi, c’est de la haute culture»

Séduire la population d’un territoire chamboulé par la double construction d’une gare qui étend ses tentacules sous-terre et d’un théâtre qui s’étire comme un titan à ciel ouvert. Tel était l’objectif premier du trio, confirme Florence Terki, responsable du volet «inclusion». «Depuis 2017, j’ai assisté à de multiples réunions d’associations du quartier pour parler de notre théâtre et assurer les habitants qu’il était aussi le leur. A la première séance, l’un d’eux m’a dit : «De toute façon, la Comédie, ce n’est pas pour moi, c’est de la haute culture. C’est ce préjugé qu’il a fallu déjouer. »

Des emplois pour les jeunes du quartier

Les formes de ce prosélytisme poétique ont été multiples, poursuit Tiziana Bongi, dont la mission consiste à fidéliser une population juvénile, celle qui préfère les skateparks aux planches de Jean-Luc Lagarce ou d’Harold Pinter. «Nous avons proposé à des jeunes des emplois ponctuels, en collaboration avec des travailleurs sociaux. Certains se sont ainsi retrouvés à monter une structure scénique dans le foyer.»

Pont des arts, donc. Davantage qu’un nom au charme romanesque, un idéal. Sur leur banquette orange, au dernier étage de la Comédie, là où s’affaire le staff de la maison, le trio dessine la carte de son territoire. La fierté de Florence Terki, c’est ce «Label Culture Inclusive» que l’institution a obtenu. Ce titre, elle l’honorera ces prochains jours en accueillant des soirées de danse, un défilé de mode inclusive et une conférence de Virginie Delalande, malentendante au destin hors du commun, sur le pouvoir de la différence, le tout dans le cadre de la biennale Out of the box.

Une attention aux personnes en situation de handicap

Ce label est surtout le socle d’un programme visant à accueillir toutes les singularités, toutes les fragilités, comme le souligne Florence Terki. Elle a créé un comité d’experts, constitué d’une douzaine de personnes en situation de handicap, physique ou psychique. «Nous avons réfléchi ensemble aux façons d’améliorer l’accessibilité des salles. Grâce à l’un de nos experts malvoyants, nous avons affiné notre signalétique. Cela peut paraître superflu, mais pour ces personnes, c’est essentiel. Notre désir, c’est qu’elles puissent voir les spectacles, assister aux médiations, bref, qu’elles se sentent chez elles à la Comédie.»

Genève, Suisse, 10 décembre 2020. Évaluation de l’accès et signalétique du nouveau bâtiment de la Comédie pour les personnes malvoyantes ou à mobilité réduite. © Niels Ackermann / Lundi13

Le Pont des arts relève d’une ingénierie joyeuse. L’hospitalité est son maître mot. Elle peut impliquer que des artistes se déplacent à domicile, comme les acteurs du collectif romand Sur un malentendu: pendant la pandémie, ils se sont rendus dans des EMS pour rencontrer leurs pensionnaires et glaner l’extraordinaire de leurs vies, matériau qui nourrira un spectacle qu’ils joueront pour eux.

Genève, Suisse, 10 décembre 2020. Performances de comédiens par Zoom avec des résidents d’EMS. © Niels Ackermann / Lundi13

Vivement dimanche

Cette passion de l’accueil devrait aussi donner lieu à des dimanches qui ont le charme des pique-niques de campagne, se réjouit Tatiana Lista. «Nous voudrions proposer quatre à cinq fois par an une journée qui serait celle des familles et ce dès 10h du matin. Elle pourrait commencer par un atelier musical à l’intention des parents et des enfants, se poursuivre avec un brunch, avant un autre atelier, de théâtre par exemple. Suivraient un goûter, puis un thé dansant ou une initiation au voguing, au choix. Ce bouquet dominical pourrait réunir jusqu’à 500 personnes.»

Dans leur compartiment de Transsibérien, le trio du Pont des arts décline un rêve de cartographie pour que la Comédie soit sans frontière. Avec des décors conçus en fonction des stations. Une forêt enchantée est ainsi en gestation. «L’idée, c’est de créer la surprise à chaque fois», glisse Tatiana Lista. Colombine a de sacrés pouvoirs.

La comédienne Marie-Madeleine Pasquier a découvert la nef des Eaux-Vives, entre stupeur et ravissement. Notre vidéaste Robin Mir l’a suivie. Filature rêveuse

Quelle guide mutine elle fait, Marie-Madeleine Pasquier ! Début octobre, la comédienne fribourgeoise accueillait le public dans le hall de l’ancienne Comédie, boulevard des Philosophes.

Juchée sur une chaise, elle annonçait une soirée endiablée : une version en espagnol de «La Cerisaie» de Tchekhov aurait bien lieu, mais il fallait prendre garde aux punaises qui avaient infesté le théâtre. Les visiteurs étaient alors invités à suivre ses camarades dans les dédales de la maison, en quête de fantômes fréquentables.

«Où est ma maison ?», tel était le titre de cette balade spirituelle. Marie-Madeleine Pasquier a poursuivi pour «Le Temps de la Comédie» ses pérégrinations. A notre demande, cette interprète qui s’enracine pour mieux toucher au ciel a déambulé au milieu des ouvriers, entre loges, foyer et plateau immense donnant, comme un pont de navire, sur l’océan de nos désirs. Notre vidéaste Robin Mir n’a pas perdu une virgule de son ravissement.

Se balader dans le théâtre des Eaux-Vives comme s’il était déjà ouvert, c’est ce que permet le chorégraphe Gilles Jobin jusqu’au 12 décembre. Rencontre avec le jeune homme qui a conçu cette immersion bluffante

Il ouvre la porte à l’instant. Sourire large, Tristan Siodlak est chez lui dans le studio de Gilles Jobin, à dix pas chassés du Rhône à Genève. Avec sa chemise en jean et ses tatouages, il se distingue. Un artiste, se dit-on. Il l’est à sa façon. Tristan Siodlak exerce un métier peu connu du grand public, celui de Lead Artist Design 3D. Sa prouesse? C’est lui qui a modélisé la nouvelle Comédie en trois dimensions pour l’installation imaginée par le chorégraphe Gilles Jobin. Grâce à la VR [ndlr : Virtual Reality/Réalité Virtuelle], le public plonge dans les entrailles de ce futur théâtre et y déambule – presque – à sa guise.

La balade est bluffante. Elle a nécessité un an de travail, raconte le jeune homme autour d’un café, dans la cuisine du studio. Et de dévoiler les dessous d’une entreprise titanesque.

Le Temps de la Comédie: Pour le projet «La Comédie virtuelle», vous occupez la fonction de Lead 3D Artist [ndlr : chef-artiste 3D/chef-graphiste 3D] pour la Cie Gilles Jobin. Depuis combien de temps travaillez-vous dans le milieu de l’infographie et de la modélisation tridimensionnelle ?
Tristan Siodlak: Je travaille dans le milieu depuis environ six ans.
J’ai débuté avec le statut d’infographiste, puis je suis passé à celui de 3D Artist. Désormais, avec la Cie Gilles Jobin, j’occupe la fonction de Lead 3D Artist.

Vous avez commencé votre parcours par un bachelor en infographie à l’Ecole Bellecour de Lyon. Ensuite, vous avez travaillé pour une entreprise genevoise de jeux vidéo. Dès lors, comment êtes-vous arrivé au sein de la Cie Gilles Jobin ?
C’est parce que j’ai été engagé par une entreprise active dans les domaines de la communication, de l’horlogerie, du cinéma d’animation et des jeux vidéo que j’ai débarqué à Genève. A l’époque où je travaillais pour cette société, j’étais à la recherche d’autres projets. En 2017, j’ai été embauché par la Cie Gilles Jobin pour sa création VR_I. Suite à cela, j’ai enchaîné avec Artanim avant de revenir auprès de Gilles Jobin, avec qui j’ai travaillé sur d’autres projets tels que Magic Window (2019), Real Time (2020) et La Comédie virtuelle (2020).

Vous travaillez plutôt dans le domaine des jeux vidéo, une chose que l’on ne voit pas forcément au théâtre. A priori, vous êtes donc plutôt éloigné de l’art dramatique. Quels sont vos liens avec la scène ?
A la base, je n’ai pas tellement de liens avec le théâtre ou la danse, si ce n’est que j’aimais bien ces arts quand j’étais jeune. Ici, j’ai tout de même dû me documenter pour pouvoir travailler. A force d’exercer dans ce milieu et de voir des spectacles, mon regard sur les arts de la scène, ainsi que ma manière de travailler, ont changé. Lorsque l’on travaille sur des moteurs temps réel, cela nécessite d’avoir des notions qui sont plus proches des jeux vidéo que du film d’animation. Avec La Comédie virtuelle, nous sommes clairement dans cette logique: le spectateur se balade avec un casque de réalité virtuelle et interagit avec son environnement.

Devez-vous donc coder au fur et à mesure ?
Je ne m’occupe pas du codage, parce que cette partie ne fait pas partie de mon métier. Les métiers d’infographiste 3D, d’Artist 3D, ainsi que Lead Artist 3D, sont des fonctions qui sont toujours axées sur la création de contenus numériques. Pour les créer, je dessine ou sculpte des éléments, par exemple. Cette manière de travailler s’apparente davantage à l’artisanat qu’à la programmation. Je m’occupe principalement de la partie esthétique et visuelle de nos créations.

Pour modéliser la nouvelle Comédie, avez-vous eu accès au chantier?
Je me suis basé sur les plans en deux dimensions que j’avais reçus de la part des architectes de la nouvelle Comédie. J’ai donc passé pas mal de temps à comprendre quelles étaient les pièces la composant, parce qu’évidemment je n’avais pas encore vu le bâtiment en vrai. J’avais néanmoins pu examiner des maquettes que les architectes avaient réalisées, mais celles-ci étaient des prototypes… Il m’a fallu du temps pour comprendre comment était construit le bâtiment et comment j’allais le découper. Au cours de ce processus, j’ai modélisé tous les murs et toutes les pièces composant la nouvelle Comédie, avant de pouvoir procéder à un choix sur les pièces à supprimer.

Qu’est-ce qui a été supprimé dans le théâtre auquel a accès le spectateur dans «La Comédie virtuelle»?
Pour comprendre ce point, il est important de souligner que nous utilisons un moteur temps réel pour La Comédie virtuelle. Cela signifie que tout ce que l’on voit est calculé en temps réel sur la machine, contrairement à ce qui se passe pour des films par exemple. Pour faire simple, lorsque l’on utilise un moteur en temps réel, il faut mener une réflexion sur les objets
et les choses que l’on modélisera et s’interroger sur la nécessité de leur présence. Si on modélise un élément, c’est qu’il est nécessaire. Sinon, cela risque d’être problématique et d’entraîner des complications pour les utilisateurs: le programme peut ne pas marcher sur certains ordinateurs ou être trop gourmand en ressources. En résumé, toutes les réalisations graphiques occupent de la mémoire, raison pour laquelle nous n’allons montrer que les éléments auxquels le spectateur a accès.

Pouvez-vous nous donner un exemple ? Et nous expliquer comment se déroule le processus de modélisation?
Bien sûr ! Si j’ai modélisé des toilettes à un endroit et que je décide que cela ne sert à rien d’y donner accès, je les supprimerai pour ne pas charger la modélisation avec des éléments qui ne seront pas utilisés, accessibles ou visibles. La modélisation demande un travail en plusieurs étapes. D’abord, il est nécessaire de bien comprendre l’environnement que l’on modélise. Ensuite, il faut s’interroger sur les pièces auxquelles le public aura accès. A partir de là, il faut commencer à faire des blocs qui seront chargés au fur et à mesure. En effet, le bâtiment de la nouvelle Comédie est énorme et on ne peut le charger dans son intégralité en un seul coup.

C’est la raison pour laquelle on n’a pas accès à toutes les pièces?
Il y a effectivement ce problème posé par le chargement, ce qui fait que nous avons dû supprimer les accès à certaines pièces. Mais il y a également un problème posé par la navigation. Pour ce projet, nous souhaitions donner au public un accès public et un accès backstage. Dans La Comédie virtuelle, l’accès public est assez fluide. En revanche, l’accès backstage pose problème: beaucoup d’éléments tels que les ascenseurs et les
interactions demandent une logique plus vidéoludique et plus gourmande en ressources telles que la mémoire graphique. Notre objectif était de réaliser une interface simple pour que le public, qui n’est pas familier avec l’univers des jeux vidéo ou les nouvelles technologies, puisse en comprendre le fonctionnement et se mouvoir facilement. Par la suite, une fois que nous aurons résolu cette problématique d’utilisateur, nous ouvrirons ces salles qui ont déjà été modélisées au public.

Au cours de la balade, on croise des donuts et des mannequins qui dansent, des gros nounours et d’autres créatures étranges. Il semblerait que vous vous soyez bien amusé…. Combien de temps ce projet vous a-t-il pris ?
J’ai commencé en septembre 2019. Cette création m’a donc occupé environ une année. Notez que j’ai été épaulé par deux personnes pendant environ trois mois et demi. Concernant les personnages, l’idée a germé en cours de route. Nous avons commencé cette modélisation en créant les salles, les murs et la structure. Mais, très rapidement, nous nous sommes rendus compte que cela pouvait donner l’impression d’une « visite d’architecte ». Ce qui n’était pas du tout notre objectif ! Nous souhaitions créer un endroit où il y ait de la vie. Nous avons alors décidé de modéliser différents types de personnages venus d’horizons multiples (des nounours, des aliens, des danseurs, des donuts…).

Ces personnages sont singuliers. Ils sont bien là mais le public ne peut pas interagir avec eux. Pourquoi?
Comme nous sommes dans un univers numérique, il n’y a pas vraiment de règles. En fait, c’est nous qui choisissons quelles règles nous souhaitons nous fixer et appliquer. La particularité de ces personnages est que le public n’interagit pas avec eux, puisqu’ils ne viennent pas de notre monde et suivent leurs propres règles. Cette absence d’interaction entre
le public et les personnages permet que notre invention fonctionne.

Vous poussez très loin le souci du détail. Les ombres des objets ou des avatars ont été modélisées, les horloges à l’intérieur du théâtre virtuel indiquent la même heure que celles de notre réalité. C’est méticuleux.
Lorsque l’on modélise un espace en trois dimensions, il ne faut pas oublier la logique des traces de vie. Autrement dit, pour que l’espace paraisse crédible, il faut toujours modéliser des détails ou des objets qui suggèrent l’existence du lieu. A titre d’exemple, si je souhaite modéliser cette pièce où nous sommes actuellement, je commencerai par faire les murs, créer la texture des murs, le sol, placer des portes, et ainsi de suite. Pour ce qui est des murs, je rajouterai peut-être une prise électrique. Même si le public n’a aucune interaction avec elle, il la verra. Il faut qu’on croie au lieu! Quand il circule dans la Comédie virtuelle, le public découvre des sacs, des chaises, autant d’accessoires disséminés qui rendent le lieu vraisemblable.


Modélisez-vous tous les éléments dans vos créations ?

Dans l’absolu, j’aimerais être capable de modéliser tous les éléments, mais je n’ai hélas pas le temps. Il s’agit donc de choisir ce qui est nécessaire pour rendre l’espace crédible et vivant. Il faut être conscient qu’avec le numérique, on peut tout faire. C’est aux créateurs de faire des choix.

Propos recueillis par Ivan Garcia







Alors que la Comédie de Genève déménage, le Musée de l’Elysée se prépare à intégrer le complexe Plateforme 10, avec une réouverture prévue en juin 2022. Sa directrice, Tatyana Franck, raconte cet extraordinaire transfert Par Léo Tichelli

800 000 négatifs, 200 000 diapositives, 200 000 tirages, 35 ans d’histoire.  Le Musée de l’Elysée commençait à être à l’étroit dans la splendide maison de maître du XVIIIe siècle qu’il occupe depuis 1985. Il était temps de changer d’air et de trouver une enveloppe à sa mesure. Direction Plateforme 10, complexe culturel sorti de terre il y a peu, situé à un jet de pierre de la gare de Lausanne.

Mais comment déplace-t-on un tel paquebot, riche de plus d’un million d’objets? Tatyana Franck (photographiée ci-dessus par Salvatore Di Nolfi de Keystone), directrice du musée depuis 2015, détaille les spécificités de cette entreprise à la fois titanesque et sentimentale. 

Quelle est la raison première de ce déménagement ?

Tatyana Franck: Nous changeons de lieu, car le musée de l’Elysée est installé depuis 1985 dans une maison du XVIIIe siècle avec des espaces restreints et non modulables. Impossible par exemple de présenter une photo de 5 mètres de long. Nous ne pouvons pas non plus accueillir un public en situation de handicap. Aujourd’hui, le rayonnement international de notre musée nous pousse à passer à la vitesse supérieure et à investir un bâtiment pensé dès le départ pour la photographie.

Quelles sont les étapes successives du déménagement ?  

Le compte à rebours a commencé en mai 2019, période à laquelle nous avons pris la décision de fermer les collections. Celles-ci comptent plus d’un million d’objets regroupés sur quatre sites : l’Elysée où se trouvent les œuvres les plus précieuses, mais aussi Corbeyrier, Lucens et Sévelin. Il était d’abord important de faire un inventaire de tout ce que nous possédons et de préparer le déménagement en fonction des formats, des techniques et des supports.

Nous organisons également un dernier grand événement qui s’intitule Le dernier éteint la lumière. Il aura lieu les 27 et 28 septembre prochain pour clore trente-cinq ans d’histoire à l’Elysée. Nous présenterons ensuite au public nos nouveaux locaux vides à Plateforme 10 pendant quatre jours en novembre 2021. Il y aura une carte blanche sous forme de projections. Suite à cela, nous déménagerons à proprement parler pour une réouverture complète en juin 2022.

Qu’est-ce qui changera entre les anciens lieux et les nouveaux?

Nous allons regrouper sur un seul et même site l’ensemble de nos collections. Nos réserves seront directement situées à Plateforme 10, réparties dans plusieurs pièces à des températures spécifiques : 18 degrés pour le noir et blanc, 12 pour la couleur et 6 pour les négatifs. Il va donc falloir fournir un important travail de séparation des supports car, pour le moment, tout est classé par format. Nous allons devoir tout séparer, inventorier et reconditionner.

Les espaces d’exposition seront donc beaucoup plus grands?

Oui. Nous doublons nos surfaces d’exposition et triplons nos espaces de réserve. Certains lieux seront partagés avec le musée du design. Nous aurons un atelier technique en commun. Il y aura également une boutique, une librairie et une cafétéria . Le principal avantage sera d’avoir des lieux modulables et flexibles pour proposer des expositions différentes de ce que nous pouvions mettre sur pied à l’Elysée.

Qui coordonne déménagement ? 

L’ensemble des équipes du musée est impliqué. Je souhaite que tout le monde puisse travailler dans les collections, de la technique à l’administration. Le but est que tous nos collaborateurs soient partie prenante de ce projet car c’est un moment historique.

Vous inspirez-vous du déménagement d’autres lieux culturels? 

Mon équipe et moi-même avons beaucoup voyagé avant le coronavirus afin d’échanger avec d’autres institutions et nous renseigner sur les meilleures pratiques à adopter pour un tel déménagement. Nous sommes également en contact étroit avec le Mudac, ainsi qu’avec le musée des Beaux Arts qui a déjà déménagé à Plateforme 10.

Quels sont les principaux écueils à éviter ?

Il y en a énormément. Je vous donne un exemple. Nous avons appris grâce à l’expérience de nos confrères qu’il faut une année complète pour stabiliser les climats et l’hygrométrie des réserves. Après l’ouverture au public du bâtiment vide en novembre 2021, nous allons attendre quatre saisons avant de déménager les œuvres pour s’assurer que tout soit bien stable.

Comment ne pas perdre le public pendant cette période de transition ?

C’est tout l’enjeu de la communication. Nous allons donc mettre sur pied un certain nombre de projets, comme le Photomobile Elysée, un bus qui ira à la rencontre des élèves de la région et proposera des workshops pour les 4 à 18 ans, ainsi que dans les EMS. Nous lançons aussi un blog avec Le Temps. Ce partenariat nous permettra de dévoiler les coulisses de notre institution et de montrer qu’un musée ne se résume pas seulement à ses expositions.

Avez-vous déjà dû faire face à des imprévus ?

Des imprévus, il y en a toujours. Mais nous avons eu énormément de chance car malgré le coronavirus, le chantier n’a subi que quatre jours d’arrêt. C’est bien pendant cette période de crise mondiale d’avoir un projet phare qui va de l’avant. C’est un très beau message pour le public.   

Le public risque-t-il d’être nostalgique de la maison de l’Elysée?

Nos visiteurs y sont très attachés , mais il faut que nous leur fassions comprendre que Plateforme 10 pourra bien mieux les accueillir. Nous conservons aussi l’âme de l’Elysée, car ce n’est pas le bâtiment qui fait véritablement l’ADN d’un musée, ce sont les personnes qui y travaillent. Notre vision de la photographie restera inchangée.

D’un point de vue personnel, comment abordez-vous cette phase?

Ça sera formidable. Même si nous fermons provisoirement, nous restons présents à l’étranger avec de nombreuses expositions qui voyagent à travers le monde.  Et puis un an et demi, ça va passer très rapidement. C’est une belle page qui se tourne.

Propos recueillis par Léo Tichelli

Plus d’un siècle de passions parfois fatales, de querelles et de joies revivent grâce à l’exposition virtuelle (Re)visiter la Comédie. Sa curatrice, Camille Bozonnet, raconte son extraordinaire expédition dans la mémoire des lieux Continuer la lecture “«La Comédie a toujours été écartelée entre peuple et bourgeoisie»”

Augmentation importante de la subvention en 2020, impact éventuel sur d’autres théâtres genevois, poids futur du canton: le ministre socialiste de la Culture livre ses vues au seuil d’une révolution culturelle

La ligne d’arrivée n’est plus un mirage, mais un horizon, la réalité de demain. Dans quinze mois, la Comédie, ses deux salles, son restaurant, ses studios de travail vrombiront, en écho au Léman Express, à sa gare des Eaux-Vives et aux quelque 50 000 passagers qui devraient y transiter chaque jour.

La grande maison romande changera de musculature, d’amplitude, de rayonnement: une petite soixantaine de personnes devraient contribuer à son essor, alors qu’elles ne sont que trente actuellement; sa subvention municipale devrait passer à 12,5 millions, alors qu’elle atteint 8, 3 millions cette année. Le nombre de spectacles accueillis et produits devrait lui aussi augmenter significativement.

Sur orbite, la Comédie du futur? Oui, à condition toutefois que le conseil municipal genevois vote cet automne l’augmentation de 4,3 millions de la subvention pour 2020. Il y a un an, un tel effort ne semblait pas acquis. Aujourd’hui, l’optimisme est de mise. C’est en tout cas le sentiment qui habite Sami Kanaan,  magistrat responsable du département de la Culture et du Sport. Le ministre explique pourquoi la Comédie doit pouvoir compter sur cette augmentation. Et il dit ce qu’il attend du canton appelé, suite au vote du 19 mai,  à s’engager avec plus de force et de moyens surtout dans la politique culturelle genevoise.

Peut-on imaginer que la nouvelle Comédie ne soit pas inaugurée en septembre 2020, qu’il y ait du retard? 

L’avantage avec un nouveau bâtiment, c’est qu’il y a nettement moins de risques de retard. Il devrait être remis à la direction et aux équipes en février 2020. Il y aura ensuite une période de rodage, de prise en main des espaces, avant l’ouverture officielle à la rentrée 2020.

Le Conseil municipal a voté l’an passé une augmentation de 2,5 millions, portant la subvention à 8,3 millions.  Vous prévoyez de demander 4,3 millions supplémentaires l’automne prochain, comme c’était prévu par le cahier des charges du théâtre. Quels arguments ferez-vous valoir?

Il faut terminer le travail!  Nous avons toujours été transparents sur l’effort à consentir. L’augmentation paraît substantielle, certes, mais le budget de la Comédie restera inférieur  à celui de scènes comparables en Suisse, comme le Théâtre de Vidy ou le Schauspielhaus de Zurich. Il y a une majorité qui comprend que l’enjeu est capital, que ce théâtre est un jalon de la politique culturelle à Genève.

Vous êtes très optimiste!

On ne sait jamais en politique. Mais le climat autour de cet objet est favorable. Et ce projet incarne aussi un nouveau morceau de ville autour de la Gare des Eaux-Vives.

La nouvelle Comédie ne pourrait-elle pas fonctionner avec un projet plus modeste?

Cela reviendrait à construire une belle maison et à se résoudre à n’habiter qu’une seule pièce. Ce serait du gaspillage. Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer ne peuvent pas travailler sans la dotation prévue.

En 2016, le canton s’est retiré du financement de l’institution, laissant à la Ville la mission de la porter. En contrepartie, le Grand Conseil a voté le crédit de construction de 45 millions. N’est-il pas temps que le canton revienne à la table?

Absolument. La question, c’est quand. Nous avons l’avantage d’avoir un nouveau magistrat en la personne de Thierry Apothéloz qui a la volonté d’affirmer le rôle du canton en matière culturelle, sur un mode partenarial et en assumant aussi des apports financiers, au lieu d’être en en opposition.

Justement, que vous inspire le vote du 19 mai, l’approbation massive et historique de l’initiative demandant que le canton coordonne la politique culturelle?

Je l’interprète comme un formidable soutien à une ambition collective. 83% pour la culture, ce n’est pas rien. Même si l’initiative n’a pas d’effets immédiats au sens opérationnel, elle donne un mandat à l’ensemble des autorités, cantonales et communales: les Genevois ont envie de culture et veulent qu’on aille de l’avant ensemble.

Ce n’était plus le cas?

Quand je suis arrivé en 2011 au Conseil administratif, nous étions dans cette dynamique avec Charles Beer, alors à la tête du DIP. C’est cette dynamique qui est à l’origine de la loi sur la culture approuvée par le Grand Conseil. Dans la foulée, il y a eu une déclaration conjointe des deux exécutifs en 2013 qui affirmait clairement le partenariat public entre Ville et Canton, avec un renforcement des moyens du Canton. Tout a été bouleversé lors de la législature suivante, avec la LRT, la loi sur la répartition des tâches. Le climat est aujourd’hui apaisé, mais il faut concrétiser. On attend donc avec impatience le message de politique culturelle de Thierry Apothéloz.

Le canton pourrait donc fixer le cap, en concertation avec les communes…

La culture n’est pas une politique régalienne avec un cadre unique. Toute collectivité, communale, cantonale, fédérale, tient à juste titre à développer une action culturelle.   Et le changement est donc considérable: c’est la première fois que le Canton affirmera une ambition  culturelle pour lui-même. Il doit se forger une ambition dans le domaine. Bâle, Vaud, Zurich ont une politique culturelle. A partir de là, une coordination bien concertée sera utile et pertinente.

N’y a-t-il pas trop de théâtres subventionnés à Genève, au vu de cette priorité qu’est la nouvelle Comédie?

Il n’y a jamais une scène de trop! La carte théâtrale que nous avons dessinée fonctionne bien. Hormis la Comédie qui est hors cadre, les maisons développent leurs projets. Le Grütli s’est constitué en bureau des compagnies, le Théâtre Saint-Gervais assume une ligne contemporaine de qualité, sur la rive droite qui plus est. Ce qui est remarquable avec les nouvelles directions que nous avons mises en place, c’est qu’elles travaillent ensemble. C’est nouveau. L’an passé, elles avaient exprimé leurs craintes de subir des coupes du fait de la montée en puissance de la Comédie. Je m’étais engagé à tout faire pour l’éviter. Nous y sommes parvenus.

Pourquoi la Comédie est-elle hors cadre?

Elle travaillera à une échelle qu’on n’avait pas à Genève. Nous n’étions jusqu’à présent pas capables de coproduire des spectacles avec d’autres grandes maisons européennes. Elle le fera.

L’offre est riche, mais le théâtre de texte, d’inspiration plus classique, paraît négligé, alors qu’il y a un public friand de répertoire…

Le Théâtre de Carouge, même s’il n’est pas lié à la Ville, répond parfaitement à cette mission. Am Stram Gram et Fabrice Melquiot ainsi que le Théâtre des Marionnettes font de leur côté un travail exceptionnel. Nous avons décidé par ailleurs de faire du Théâtre Pitoëff un lieu de résidence pour des compagnies qui pourraient se sentir orphelines. Ses résidences seront prochainement attribuées. Elles bénéficieront d’un bon instrument de travail. Notez encore que nous continuons de soutenir des projets au Théâtre Alchimic, bien qu’il soit basé sur la commune de Carouge. Alexandre Jauffret y fait du très bon boulot.

Qu’adviendra-t-il du bâtiment des Philosophes?

On a un projet avec l’Université et les hautes écoles. Il leur manque un endroit pour des activités plus ouvertes au public. On finalisera cet été le scénario. D’autres options sont aussi à l’étude.

Céderiez-vous le bâtiment de la Comédie au canton en échange de l’Ecole des Beaux-Arts qui jouxte le Musée d’art et d’histoire?

C’est une priorité pour nous. Le canton a compris que ce bâtiment est destiné à rejoindre le Musée d’art et d’histoire. On aurait alors enfin cette ligne des musées qui a toujours été évoquée.

A peine réouvert, le Grand Théâtre a dû faire face à un problème de machinerie. Pouvait-on prévoir le problème en amont?

Dans les arbitrages finaux pour les crédits, la machinerie a été évoquée entre la direction du Grand Théâtre et le département de Rémy Pagani. Le diagnostic était qu’elle était vieillotte, mais qu’elle tiendrait. Comme un vieux moteur, elle a mal résisté à la phase d’inactivité. Aujourd’hui elle fonctionne mais en soins intensifs.

Faudra-t-il de nouveau fermer la maison?

Non. On devrait refaire la machinerie par étapes pour éviter la fermeture justement. Ça devrait se faire sur plusieurs intersaisons..

N’est-il pas logique aujourd’hui que le canton soutienne le Grand Théâtre, au côté de la Ville?

Oui, c’est tout à fait logique. Et s’il s’implique, il aura évidemment une place dans la gouvernance. Nous avons des discussions avec Thierry Apothéloz  sur le Grand Théâtre mais aussi la Bibliothèque de Genève. Il faut que les partenariats Ville-canton soient adaptés aux besoins de chaque institution. Mais pour que cela se concrétise, il faut d’abord que le canton définisse son ambition.