L’association d’étudiants la Tragédie aspire à reprendre l’actuelle Comédie, dont les équipes déménageront au printemps. Le projet n’est pas le seul en lice et doit encore passer la rampe du Conseil administratif genevois. Par Valérie Geneux

« Nous avons reçu quatre dossiers sérieux », indique Félicien Mazzola, collaborateur personnel du Conseiller administratif Sami Kanaan. Le bâtiment historique de la Comédie, au boulevard des Philosophes, attise les désirs. D’après le GHI, les jeux seraient quasiment faits: l’association estudiantine « la Tragédie » devrait remporter la mise. Pourtant, le Conseil administratif de la Ville de Genève est loin d’avoir pris sa décision. Il devrait faire son choix d’ici fin février, avant les élections municipales. Aucune information n’a filtré sur les autres candidats.

Seulement quatre projets en lice? Interrogé à ce sujet, Félicien Mazzola rappelle que le Conseil municipal a fixé des règles bien précises qui peuvent refroidir les ardeurs. La Ville ne subventionnera aucun spectacle en ces murs et n’assurera pas l’entretien du bâtiment. Considérés comme vétustes, les locaux méritent des travaux de rénovations. Le futur occupant devra donc s’en acquitter avant de pouvoir accueillir toute nouvelle activité.

Épicerie solidaire et bibliothèque participative

La Tragédie, c’est le nom que se sont donné les étudiants de l’Université de Genève (UNIGE) et de la Haute École Spécialisée (HES-SO). Ensemble, ils se sont constitués en association et en groupe de travail afin de concevoir un projet ambitieux. «Aujourd’hui, nous aimerions répondre à un besoin : offrir un lieu de rencontre au centre de la cité pour tous les étudiants mais également pour les habitants », déclare Sylvain Leutwyler, co-président.

Le bâtiment de l’actuelle Comédie deviendrait une structure à usages multiples. La Tragédie ne serait pas seule à gérer les locaux. D’autres associations pourraient en profiter. « L’idée est que le lieu accueille des événements et projets des membres de l’UNIGE et de la HES-SO. Ainsi, il pourra y avoir des projections de films, des pièces de théâtres, des expositions, des ateliers, des espaces de rencontres pour des débats et discussions, une bibliothèque participative, ou encore une épicerie solidaire », disent d’une seule voix les étudiants rencontrés.

L’association a le soutien de l’UNIGE et de la HES-SO qui comptent financer les frais d’entretien et de fonctionnement du bâtiment. « Il nous semble important que les étudiants de nos deux institutions puissent bénéficier d’un lieu de rencontres, d’échanges, et un espace de créativité intellectuelle, artistique et sociale. Nous sommes convaincus que des projets originaux pourront germer dans cet espace », expliquent Micheline Louis-Courvoisier, vice-rectrice de l’UNIGE et François Abbé-Decarroux, directeur général de HES-SO Genève. Pour le moment, aucun budget n’a pu être articulé. « Il est encore trop tôt », précisent les institutions.

Un pied dans la maison

La Comédie n’a pas encore terminé sa saison dans ses murs actuels, que déjà les membres de la Tragédie piaffent d’impatience. « Nous souhaiterions profiter de la transition qu’implique le déménagement. Nous sommes en étroit contact avec l’équipe du théâtre qui nous explique le fonctionnement du bâtiment et ses spécificités », raconte Sylvain Leutwyler. L’association mise aussi sur la bonne dynamique entre les membres. « Si le projet aboutit dans deux ans, la plupart d’entre nous auront terminé leurs études, il n’aura plus de raison d’être. C’est maintenant que nous voulons agir. Nous sommes prêts», ajoute Noé Rouget, l’autre co-président.

Motivés et confiants, les étudiants misent sur la gestion de la buvette du théâtre, qu’ils assurent depuis l’automne, afin de faire pencher la balance en leur faveur. « Avec ce mandat nous avons beaucoup appris. Nous avons développé des compétences techniques sur la gestion de bar mais aussi de management, de communication et administratives », argumente encore Céline Zinguignan, chargée de communication de la Tragédie. «Grâce à cette buvette, nous avons aussi un pied dans le bâtiment », complète Sylvain Leutwyler.

Le Conseil administratif sera-t-il sensible à ces arguments ? Le verdict est attendu dans un mois.

Valérie Geneux

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Figure marquante de la vie culturelle genevoise, le conseiller national socialiste Manuel Tornare prend la plume, à notre invitation, pour retracer le destin d’une Comédie hantée par de sacrés fantômes

D’un théâtre…

Ainsi le 6 boulevard des Philosophes, dans les mois à venir, préservera une belle endormie…

La Comédie, ce théâtre, plus que centenaire(1913), construit selon le metteur en scène Matthias Langhoff * comme une « salle communale », (son mécène, le comédien français Ernest Fournier ayant des fonds limités),  impose depuis toujours une scène inadaptée à certaines exigences techniques théâtrales, à cause d’un problème que certains qualifieraient de … «géométrique».
En effet, sa scène, grand rectangle à l’italienne,  comme il se doit, souffre, d’être bien rabotée à son extrémité arrière, côté cour!
Sempiternelle contrainte:  pour y remédier, chacun y est allé de ses propositions, les politiques n’y échappèrent  point!, mais  buttant sur des problèmes techniques, financiers et surtout fonciers insolubles.
L’inversion scène/salle, préconisée par ce fameux rapport*,  commandé en 1986 par la FAD (conseil d’administration de la Comédie), eût été une solution, mais coûteuse et on est à Genève, respect du patrimoine oblige!
La décision tomba: on s’exile aux Eaux-Vives!

Un soir, dans le rôle du passant mélancolique et nostalgique, je sombrai dans un rêve éveillé au pied de la façade: enfermé volontaire dans la salle vide, je retroussai délicatement le manteau écarlate un peu mité; la scène , ainsi dévoilée, était encombrée.
Ils étaient tous là: des fantômes s’agitant, clamant, scandant.

Les Pitoëff parlant exil, Thalmes avec sa troupe, le couple Oury venant d’échapper à la Shoah, Strehler décortiquant une saynète de la Comedia del Arte, Vachoux récitant Vigny, Carrat et Steiger et Isabelle Villars en arrêt devant Stratz, pénétré fébrilement par des réflexions  dramaturgiques.
Et Benno  pourfendant les bien-pensants qui -à son arrivée- redoutaient Brecht, mais se rassurèrent grâce à un flamboyant  Gozzi, avec plumes et bien « masqué »par Werner Strub.
Sans oublier Béatrix Dussane et ses « Matinées classiques » du samedi, parlant d’un temps littéraire que des ados insupportables ne voulaient pas connaître!

Mais, je revins à la réalité…il fallait penser au futur, un théâtre peut en cacher un autre…

L’autre…

Ainsi une nouvelle façade, voulue par les autorités, surgira avec sa belle prestance dans quelques mois, surplombant des rails vers l’infini, un théâtre mieux adapté aux exigences techniques, eurocompatible…plus ouvert sur la région, nous dit-on!
Genève doit se l’approprier, c’est la responsabilité des celles ou ceux qui le dirigeront, mais aussi la nôtre: une légende, en surpassant et intégrant celle du boulevard des Philosophes, est à créer et notre regard doit s’y greffer subtilement.
Du local, forgeons l’universel.

La culture est menacée de toutes parts, pas seulement par des autocraties ou des intégristes religieux, mais aussi par la marchandisation d’une culture très bas de gamme, abrutissante et formatant quelques décérébrés infréquentables.
Le théâtre est un rempart contre toute forme d’oppression: une rescapée des camps nazis m’affirma un jour qu’il y avait 40 théâtres dans le ghetto de Varsovie.

L’affirmation de notre résistance à l’absurde, pour paraphraser Camus, nous dicte d’imposer le théâtre.
C’est certain, la Comédie se doit d’être à ce rendez-vous.

Manuel Tornare

*rapport Langhoff, éditions Zoé, Genève 1987

En 1987, Matthias Langhoff  imaginait la Comédie du futur. Directeur de La Bâtie-Festival de Genève, Claude Ratzé souligne l’impact de ce «Rapport» 

En 1987, j’étais étudiant à l’IES (Institut d’Étude sociale) à Genève. Je faisais alors un stage avec Anne Biéler dans le cadre d’un projet du Centre européen de la Culture. En guise de bienvenue, j’ai reçu « Le Rapport Langhoff, Projet pour le théâtre de la Comédie de Genève » qui venait tout juste de sortir aux Éditions Zoé. Je me souviens que sa lecture m’a passionné : documenté, précis, visionnaire, «Le Rapport Langhoff» nous faisait rêver tout en nous donnant des leçons de savoir-faire. Un vrai mode d’emploi qui a servi de modèle par la suite pour militer et porter les projets futurs. De la militance et de la persévérance, il en aura fallu, notamment pour la nouvelle Comédie et le Pavillon de la danse: tous deux auront mis près de trente ans pour s’ériger.

«Le Rapport Langhoff» au coeur des fondations

Je trouve très touchant de voir ces deux théâtres se construire parallèlement, qui plus est dans le même périmètre. Ils sont pour autant complètement différents : la Comédie plonge profondément sous terre et flirte avec le chemin de fer; elle a comme trois jolies tours qui lui donnent un profil crénelé. Près de 80 personnes vont y travailler, les décors vont s’y fabriquer, les artistes vont l’habiter et le public pourra la traverser de part en part. Ses moyens vont se déployer – on parle d’ailleurs au sujet de son passage du boulevard des Philosophes aux Eaux-Vives d’une « mutation », dans tous les sens du terme. «Le Rapport Langhoff» aura porté ses fruits – il est d’ailleurs justement enfoui dans ses fondations.

Pas de moyens supplémentaires pour le Pavillon de la danse

Le Pavillon de la danse, c’est toute autre chose. Léger, en bois, aérien et élégant, agile, car possiblement amovible, son profil se décline dans une vague qui évoque une multitude d’images – pour ma part, la trace d’un mouvement. À son sujet, on parle d’une « transition » de l’ADC, des Eaux-Vives à Sturm». Rien d’autre ne se déploie le concernant – ni moyens ni ressources supplémentaires. Je ne peux que constater que si la militance rassemble le théâtre et la danse sous la même enseigne, s’il a fallu à ces deux lieux le même temps de gestation politique pour se réaliser, on ne peut que remarquer que le théâtre est accompagné dans une « mutation » et la danse dans une « transition ». Les histoires sont autres, les missions aussi, comme les espaces de liberté des uns et des autres également, sans aucun doute.

Nouveau territoire artistique

L’ouverture de nouveaux outils culturels enfin adaptés à la réalité du spectacle vivant d’aujourd’hui marquera cette nouvelle décennie, car sont également très attendus dans la foulée, le nouveau Théâtre de Carouge, puis celui de Château Rouge à Annemasse. C’est dire combien «Le Rapport Langhoff» et ses enfants terribles (groupes, amis, comités, associations et collectifs divers) se sont attachés à porter tous ces projets, et tous ces combats.

Pour la Bâtie, les nouvelles infrastructure culturelles transformeront radicalement notre façon de travailler ensemble, de penser nos programmations et nos publics. Elles nous demanderont d’être au plus près des contenus et des propositions qui nous animent pour nourrir nos ambitions. Ces nouvelles infrastructures nous inspirent déjà et nous motivent. Appelons dès lors les collectivités publiques à soutenir le déploiement de ce qu’ils auront patiemment contribué à construire.

Claude Ratzé, directeur de La Bâtie – Festival de Genève – photographié ci-dessus par Eddy Mottaz