Manuel Tornare: «Un théâtre peut en cacher un autre»

Figure marquante de la vie culturelle genevoise, le conseiller national socialiste Manuel Tornare prend la plume, à notre invitation, pour retracer le destin d’une Comédie hantée par de sacrés fantômes

D’un théâtre…

Ainsi le 6 boulevard des Philosophes, dans les mois à venir, préservera une belle endormie…

La Comédie, ce théâtre, plus que centenaire(1913), construit selon le metteur en scène Matthias Langhoff * comme une « salle communale », (son mécène, le comédien français Ernest Fournier ayant des fonds limités),  impose depuis toujours une scène inadaptée à certaines exigences techniques théâtrales, à cause d’un problème que certains qualifieraient de … «géométrique».
En effet, sa scène, grand rectangle à l’italienne,  comme il se doit, souffre, d’être bien rabotée à son extrémité arrière, côté cour!
Sempiternelle contrainte:  pour y remédier, chacun y est allé de ses propositions, les politiques n’y échappèrent  point!, mais  buttant sur des problèmes techniques, financiers et surtout fonciers insolubles.
L’inversion scène/salle, préconisée par ce fameux rapport*,  commandé en 1986 par la FAD (conseil d’administration de la Comédie), eût été une solution, mais coûteuse et on est à Genève, respect du patrimoine oblige!
La décision tomba: on s’exile aux Eaux-Vives!

Un soir, dans le rôle du passant mélancolique et nostalgique, je sombrai dans un rêve éveillé au pied de la façade: enfermé volontaire dans la salle vide, je retroussai délicatement le manteau écarlate un peu mité; la scène , ainsi dévoilée, était encombrée.
Ils étaient tous là: des fantômes s’agitant, clamant, scandant.

Les Pitoëff parlant exil, Thalmes avec sa troupe, le couple Oury venant d’échapper à la Shoah, Strehler décortiquant une saynète de la Comedia del Arte, Vachoux récitant Vigny, Carrat et Steiger et Isabelle Villars en arrêt devant Stratz, pénétré fébrilement par des réflexions  dramaturgiques.
Et Benno  pourfendant les bien-pensants qui -à son arrivée- redoutaient Brecht, mais se rassurèrent grâce à un flamboyant  Gozzi, avec plumes et bien « masqué »par Werner Strub.
Sans oublier Béatrix Dussane et ses « Matinées classiques » du samedi, parlant d’un temps littéraire que des ados insupportables ne voulaient pas connaître!

Mais, je revins à la réalité…il fallait penser au futur, un théâtre peut en cacher un autre…

L’autre…

Ainsi une nouvelle façade, voulue par les autorités, surgira avec sa belle prestance dans quelques mois, surplombant des rails vers l’infini, un théâtre mieux adapté aux exigences techniques, eurocompatible…plus ouvert sur la région, nous dit-on!
Genève doit se l’approprier, c’est la responsabilité des celles ou ceux qui le dirigeront, mais aussi la nôtre: une légende, en surpassant et intégrant celle du boulevard des Philosophes, est à créer et notre regard doit s’y greffer subtilement.
Du local, forgeons l’universel.

La culture est menacée de toutes parts, pas seulement par des autocraties ou des intégristes religieux, mais aussi par la marchandisation d’une culture très bas de gamme, abrutissante et formatant quelques décérébrés infréquentables.
Le théâtre est un rempart contre toute forme d’oppression: une rescapée des camps nazis m’affirma un jour qu’il y avait 40 théâtres dans le ghetto de Varsovie.

L’affirmation de notre résistance à l’absurde, pour paraphraser Camus, nous dicte d’imposer le théâtre.
C’est certain, la Comédie se doit d’être à ce rendez-vous.

Manuel Tornare

*rapport Langhoff, éditions Zoé, Genève 1987