«La Comédie a toujours été écartelée entre peuple et bourgeoisie»

Plus d’un siècle de passions parfois fatales, de querelles et de joies revivent grâce à l’exposition virtuelle (Re)visiter la Comédie. Sa curatrice, Camille Bozonnet, raconte son extraordinaire expédition dans la mémoire des lieux

L’amour de la Comédie. Celui qui tue parfois ses directeurs, attise des querelles, enflamme les rangées. Ce samedi 4 avril, les équipes du boulevard des Philosophes devaient faire leurs adieux à la façade distinguée de la maison, à ses trois masques de pierre qui se rient de nos vanités. La fête prévue aurait dû étirer la nuit jusqu’à la déraison. Le lendemain, on se serait réveillé dans le nouveau bâtiment des Eaux-Vives.

Ce feu d’artifice n’aura pas lieu. Le coronavirus a éteint les flambeaux. Mais une exposition virtuelle aussi élégante dans son déroulé qu’émouvante, riche d’images inédites et de documents vidéos permet de saluer la belle dame des Philosophes. Et de se rappeler qu’elle est le fruit d’un rêve réalisé en 1913 par l’acteur Ernest Fournier, fils de bistrotiers qui avait fait voeu de servir Molière et d’insuffler le goût de l’épique à ces calvinistes de Genevois.

Ce spectacle à tiroirs, intitulé  (Re) visiter la Comédie, est l’oeuvre de Camille Bozonnet, médiéviste de formation, aiguillée par l’équipe actuelle de la Comédie. Pendant un an, elle a confessé les ombres de la maison. Ses atouts ? D’abord, elle  a du métier : elle avait déjà défriché la mémoire des Marionnettes de Genève. Cette exhumation de coffres à trésors avait donné lieu à une exposition virtuelle. Ensuite, elle n’est pas une spécialiste du théâtre. Elle a abordé sa colossale matière avec la candeur sagace de ceux qui doivent frayer leur chemin de connaissance, dans l’espoir de le voir emprunté par le plus grand nombre.

Plonger dans l’histoire de la Comédie sur: https://expo.comedie.ch/

 

Que représentent les archives de la Comédie?

Camille Bozonnet: Quelque trente-six mètres linéaires aux Archives de la ville. Elles sont rangées dans des boîtes bien classées qui comprennent ce qu’on appelle les dossiers de productions, soit le projet de spectacle, son budget parfois, des images, des coupures de presse évidemment. Une mine!

Les vies multiples de l’institution sont-elles également documentées?

Non. Il y a peu d’archives sur la période qui précède 1960, notamment les années 1939-1959 où règne le comédien français Maurice Jacquelin. C’est à partir de son successeur, André Talmès, un Français lui aussi, qu’on se préoccupe de la mémoire des lieux.  A vrai dire, ce souci mémoriel dépend de la personnalité des directeurs. Le Suisse Benno Besson, qui a dirigé la maison entre 1982 et 1989, a laissé très peu d’archives.

Pourquoi?

Il n’aimait pas ruminer le passé. Il était  tendu vers «l’ici et le maintenant» du spectacle en train de se répéter.

Vous avez dû vous heurter au même problème avec Ernest Fournier?

Il y a eu un petit miracle. Alors que je désespérais de trouver des images, je suis tombée sur un fonds couvrant la période 1910-1930 à Genève, fonds dit Frank-Henri Jullien. C’était un photographe genevois très actif qui a notamment photographié Ferdinand de Saussure. J’ai découvert des plaques de verre d’une qualité magnifique. Et c’est ainsi que la Comédie des débuts a surgi de la nuit.

A qui Ernest Fournier destinait-il ce théâtre construit par l’architecte Henry Baudin avec le soutien de l’Union pour l’Art social, qui avait comme ambition de démocratiser la culture?

C’est là qu’est le péché originel! Ernest Fournier rêve d’attirer un public d’employés, d’ouvriers. Si lui et ses partenaires ont choisi d’implanter leur théâtre au boulevard des Philosophes, c’est parce qu’il n’est pas loin de la bourgeoise place de Neuve et de la populaire plaine de Plainpalais. Il voudrait que ces catégories se mélangent. L’inauguration le 24 janvier 1913 est à cet égard un échec.

Pourquoi?

On n’y voit que fracs et toilettes chics. Tout paraît conçu pour le bourgeois, à commencer par le décorum, avec ses lustres et ses dorures. L’entracte est, à cette époque, au moins aussi important que la représentation: on s’y montre, on parle business, bref, on réseaute.

Quelle est la marque d’Ernest Fournier?

Il se consacre corps et âme à son théâtre. Il y laisse sa fortune. Il serait même mort d’épuisement. Il faut dire que le rythme est infernal. Avec sa troupe, il propose une pièce par semaine. Les acteurs connaissaient parfois à peine leurs rôles. Mais il n’avait pas le choix: il fallait que les recettes rentrent. La Comédie lui appartenait. En réalité, il ne lui a pas donné une identité stable: il reviendra à chacun de ses successeurs de l’investir selon sa personnalité.

Quand la Ville en devient-elle propriétaire?

Il faudra attendre après la guerre. A Ernest Fournier succède Maurice Jacquelin. Il fait tourner la maison qui compte en 1940 une troupe de 45 comédiens. La fortune de son épouse lui permet de financer l’entreprise. En 1947, il est ruiné. La Ville achète alors le théâtre et se soucie de sa gestion. Maurice Jacquelin met fin à la troupe et ouvre la scène aux vedettes parisiennes, Elvire Popesco, François Périer, Danielle Darrieux. C’est le règne des Galas Karsenty-Herbert qui feront le bonheur des notables jusqu’au milieu des années 1970.

L’histoire de la Comédie est donc aussi celle d’une emprise parisienne?

Oui, jusqu’en 1974. A peine nommé, l’acteur et metteur en scène genevois Richard Vachoux décide de s’affranchir de cette mainmise pour privilégier un théâtre de création locale. A la tête du Poche pendant douze ans, il a misé sur des auteurs contemporains, Ionesco, Dürrenmatt etc. Il veut développer cette ligne, mais ce n’est pas simple. Une partie des habitués déserte la Comédie. La critique lui reproche de ne pas opérer un virage assez radical. La faillite menace.

Benno Besson fait-il alors figure de sauveur en 1982?

Il va profiter aussi des graines semées par son prédécesseur. Avant même qu’il n’arrive, le natif d’Yverdon divise. Beaucoup vantent son talent de metteur en scène encensé en Allemagne et en Europe, marqué par son compagnonnage auprès de Bertolt Brecht à Berlin-Est. Mais les plus conservateurs voient en lui un suppôt du communisme. Il va rallier tout le monde grâce à sa mise en scène de L’Oiseau vert, de Carlo Gozzi. C’est un triomphe. Le spectacle va tourner partout dans le monde et la Comédie acquiert  un rayonnement européen.

Au fil des ans, l’approche des critique change-t-elle ?

Oui, c’est frappant. A l’époque d’Ernest Fournier, puis encore de Maurice Jacquelin, voire d’André Talmès, elle s’intéresse essentiellement à la prestation des comédiens. Elle ne se soucie pas de la mise en scène, ni des décors. Le changement s’opère à partir des années 1970 : elle analyse et discute les options des metteurs en scène, les partis pris des décorateurs qu’on appelle désormais scénographes. Elle se montre à la fois plus fine et plus dure.

Quel rapport entretiennent la Comédie et la critique ?

Il a souvent été conflictuel, notamment sous le règne d’André Talmès et de Richard Vachoux. Les critiques du Journal de Genève en particulier reprochent au premier la faiblesse des mises en scène à l’affiche. A partir de Benno Besson, elle laisse plus de chance à l’aventure de la création, sans doute aussi parce que les gestes artistiques sont plus singuliers. Benno Besson, comme son successeur Claude Stratz, misent sur des artistes de grande envergure. La critique est sensible à ces ouvertures.

Vous n’êtes pas une historienne du théâtre, mais votre exposition rend justice à chaque époque. Quel a été votre axe ?

Avec l’équipe de la Comédie, Christine Ferrier notamment, nous avons veillé à privilégier des spectacles et des événements qui témoignent de  l’esprit de chaque période. Vous pouvez imaginer combien ça a été difficile ! Mon ambition était de donner la vision la plus honnête de la réception d’une pièce, pour que le visiteur se retrouve dans la peau d’un spectateur de l’époque.

Quels sont les atouts d’une exposition virtuelle?

Elle est d’abord accessible à tous. C’est l’enjeu: donner envie au connaisseur et au profane de découvrir pas seulement l’histoire d’une institution, mais les grandes évolutions d’un art. Cela touche aussi bien au jeu qu’au statut des décors ou  qu’à la traduction.  Sans parler du rôle du metteur en scène, de plus en plus omnipotent. L’autre grand principe, c’est que cette exposition n’a pas de fin. L’ ère qui s’ouvre aux Eaux-Vives permettra de l’enrichir encore.

Cent-sept ans d’histoire, c’est plus de mille spectacles au moins. Quel est celui que vous auriez rêvé de voir ?

Chacun à son idée, de Luigi Pirandello, monté à l’automne 1989 par Claude Stratz. Le metteur en scène genevois, qui s’était aguerri auprès de Patrice Chéreau aux Amandiers de Nanterre, inaugurait son mandat. Quand on voit les images, on est soufflé par la beauté du décor (oeuvre de Frédéric Robert), par l’engagement des acteurs. Nous proposons d’ailleurs un lien qui permet de visionner un reportage de la RTS où on voit Claude Stratz diriger ses comédiens. Son énergie est contagieuse.