Tristan Siodlak, l’architecte virtuel de la future Comédie

Se balader dans le théâtre des Eaux-Vives comme s’il était déjà ouvert, c’est ce que permet le chorégraphe Gilles Jobin jusqu’au 12 décembre. Rencontre avec le jeune homme qui a conçu cette immersion bluffante

Il ouvre la porte à l’instant. Sourire large, Tristan Siodlak est chez lui dans le studio de Gilles Jobin, à dix pas chassés du Rhône à Genève. Avec sa chemise en jean et ses tatouages, il se distingue. Un artiste, se dit-on. Il l’est à sa façon. Tristan Siodlak exerce un métier peu connu du grand public, celui de Lead Artist Design 3D. Sa prouesse? C’est lui qui a modélisé la nouvelle Comédie en trois dimensions pour l’installation imaginée par le chorégraphe Gilles Jobin. Grâce à la VR [ndlr : Virtual Reality/Réalité Virtuelle], le public plonge dans les entrailles de ce futur théâtre et y déambule – presque – à sa guise.

La balade est bluffante. Elle a nécessité un an de travail, raconte le jeune homme autour d’un café, dans la cuisine du studio. Et de dévoiler les dessous d’une entreprise titanesque.

Le Temps de la Comédie: Pour le projet «La Comédie virtuelle», vous occupez la fonction de Lead 3D Artist [ndlr : chef-artiste 3D/chef-graphiste 3D] pour la Cie Gilles Jobin. Depuis combien de temps travaillez-vous dans le milieu de l’infographie et de la modélisation tridimensionnelle ?
Tristan Siodlak: Je travaille dans le milieu depuis environ six ans.
J’ai débuté avec le statut d’infographiste, puis je suis passé à celui de 3D Artist. Désormais, avec la Cie Gilles Jobin, j’occupe la fonction de Lead 3D Artist.

Vous avez commencé votre parcours par un bachelor en infographie à l’Ecole Bellecour de Lyon. Ensuite, vous avez travaillé pour une entreprise genevoise de jeux vidéo. Dès lors, comment êtes-vous arrivé au sein de la Cie Gilles Jobin ?
C’est parce que j’ai été engagé par une entreprise active dans les domaines de la communication, de l’horlogerie, du cinéma d’animation et des jeux vidéo que j’ai débarqué à Genève. A l’époque où je travaillais pour cette société, j’étais à la recherche d’autres projets. En 2017, j’ai été embauché par la Cie Gilles Jobin pour sa création VR_I. Suite à cela, j’ai enchaîné avec Artanim avant de revenir auprès de Gilles Jobin, avec qui j’ai travaillé sur d’autres projets tels que Magic Window (2019), Real Time (2020) et La Comédie virtuelle (2020).

Vous travaillez plutôt dans le domaine des jeux vidéo, une chose que l’on ne voit pas forcément au théâtre. A priori, vous êtes donc plutôt éloigné de l’art dramatique. Quels sont vos liens avec la scène ?
A la base, je n’ai pas tellement de liens avec le théâtre ou la danse, si ce n’est que j’aimais bien ces arts quand j’étais jeune. Ici, j’ai tout de même dû me documenter pour pouvoir travailler. A force d’exercer dans ce milieu et de voir des spectacles, mon regard sur les arts de la scène, ainsi que ma manière de travailler, ont changé. Lorsque l’on travaille sur des moteurs temps réel, cela nécessite d’avoir des notions qui sont plus proches des jeux vidéo que du film d’animation. Avec La Comédie virtuelle, nous sommes clairement dans cette logique: le spectateur se balade avec un casque de réalité virtuelle et interagit avec son environnement.

Devez-vous donc coder au fur et à mesure ?
Je ne m’occupe pas du codage, parce que cette partie ne fait pas partie de mon métier. Les métiers d’infographiste 3D, d’Artist 3D, ainsi que Lead Artist 3D, sont des fonctions qui sont toujours axées sur la création de contenus numériques. Pour les créer, je dessine ou sculpte des éléments, par exemple. Cette manière de travailler s’apparente davantage à l’artisanat qu’à la programmation. Je m’occupe principalement de la partie esthétique et visuelle de nos créations.

Pour modéliser la nouvelle Comédie, avez-vous eu accès au chantier?
Je me suis basé sur les plans en deux dimensions que j’avais reçus de la part des architectes de la nouvelle Comédie. J’ai donc passé pas mal de temps à comprendre quelles étaient les pièces la composant, parce qu’évidemment je n’avais pas encore vu le bâtiment en vrai. J’avais néanmoins pu examiner des maquettes que les architectes avaient réalisées, mais celles-ci étaient des prototypes… Il m’a fallu du temps pour comprendre comment était construit le bâtiment et comment j’allais le découper. Au cours de ce processus, j’ai modélisé tous les murs et toutes les pièces composant la nouvelle Comédie, avant de pouvoir procéder à un choix sur les pièces à supprimer.

Qu’est-ce qui a été supprimé dans le théâtre auquel a accès le spectateur dans «La Comédie virtuelle»?
Pour comprendre ce point, il est important de souligner que nous utilisons un moteur temps réel pour La Comédie virtuelle. Cela signifie que tout ce que l’on voit est calculé en temps réel sur la machine, contrairement à ce qui se passe pour des films par exemple. Pour faire simple, lorsque l’on utilise un moteur en temps réel, il faut mener une réflexion sur les objets
et les choses que l’on modélisera et s’interroger sur la nécessité de leur présence. Si on modélise un élément, c’est qu’il est nécessaire. Sinon, cela risque d’être problématique et d’entraîner des complications pour les utilisateurs: le programme peut ne pas marcher sur certains ordinateurs ou être trop gourmand en ressources. En résumé, toutes les réalisations graphiques occupent de la mémoire, raison pour laquelle nous n’allons montrer que les éléments auxquels le spectateur a accès.

Pouvez-vous nous donner un exemple ? Et nous expliquer comment se déroule le processus de modélisation?
Bien sûr ! Si j’ai modélisé des toilettes à un endroit et que je décide que cela ne sert à rien d’y donner accès, je les supprimerai pour ne pas charger la modélisation avec des éléments qui ne seront pas utilisés, accessibles ou visibles. La modélisation demande un travail en plusieurs étapes. D’abord, il est nécessaire de bien comprendre l’environnement que l’on modélise. Ensuite, il faut s’interroger sur les pièces auxquelles le public aura accès. A partir de là, il faut commencer à faire des blocs qui seront chargés au fur et à mesure. En effet, le bâtiment de la nouvelle Comédie est énorme et on ne peut le charger dans son intégralité en un seul coup.

C’est la raison pour laquelle on n’a pas accès à toutes les pièces?
Il y a effectivement ce problème posé par le chargement, ce qui fait que nous avons dû supprimer les accès à certaines pièces. Mais il y a également un problème posé par la navigation. Pour ce projet, nous souhaitions donner au public un accès public et un accès backstage. Dans La Comédie virtuelle, l’accès public est assez fluide. En revanche, l’accès backstage pose problème: beaucoup d’éléments tels que les ascenseurs et les
interactions demandent une logique plus vidéoludique et plus gourmande en ressources telles que la mémoire graphique. Notre objectif était de réaliser une interface simple pour que le public, qui n’est pas familier avec l’univers des jeux vidéo ou les nouvelles technologies, puisse en comprendre le fonctionnement et se mouvoir facilement. Par la suite, une fois que nous aurons résolu cette problématique d’utilisateur, nous ouvrirons ces salles qui ont déjà été modélisées au public.

Au cours de la balade, on croise des donuts et des mannequins qui dansent, des gros nounours et d’autres créatures étranges. Il semblerait que vous vous soyez bien amusé…. Combien de temps ce projet vous a-t-il pris ?
J’ai commencé en septembre 2019. Cette création m’a donc occupé environ une année. Notez que j’ai été épaulé par deux personnes pendant environ trois mois et demi. Concernant les personnages, l’idée a germé en cours de route. Nous avons commencé cette modélisation en créant les salles, les murs et la structure. Mais, très rapidement, nous nous sommes rendus compte que cela pouvait donner l’impression d’une « visite d’architecte ». Ce qui n’était pas du tout notre objectif ! Nous souhaitions créer un endroit où il y ait de la vie. Nous avons alors décidé de modéliser différents types de personnages venus d’horizons multiples (des nounours, des aliens, des danseurs, des donuts…).

Ces personnages sont singuliers. Ils sont bien là mais le public ne peut pas interagir avec eux. Pourquoi?
Comme nous sommes dans un univers numérique, il n’y a pas vraiment de règles. En fait, c’est nous qui choisissons quelles règles nous souhaitons nous fixer et appliquer. La particularité de ces personnages est que le public n’interagit pas avec eux, puisqu’ils ne viennent pas de notre monde et suivent leurs propres règles. Cette absence d’interaction entre
le public et les personnages permet que notre invention fonctionne.

Vous poussez très loin le souci du détail. Les ombres des objets ou des avatars ont été modélisées, les horloges à l’intérieur du théâtre virtuel indiquent la même heure que celles de notre réalité. C’est méticuleux.
Lorsque l’on modélise un espace en trois dimensions, il ne faut pas oublier la logique des traces de vie. Autrement dit, pour que l’espace paraisse crédible, il faut toujours modéliser des détails ou des objets qui suggèrent l’existence du lieu. A titre d’exemple, si je souhaite modéliser cette pièce où nous sommes actuellement, je commencerai par faire les murs, créer la texture des murs, le sol, placer des portes, et ainsi de suite. Pour ce qui est des murs, je rajouterai peut-être une prise électrique. Même si le public n’a aucune interaction avec elle, il la verra. Il faut qu’on croie au lieu! Quand il circule dans la Comédie virtuelle, le public découvre des sacs, des chaises, autant d’accessoires disséminés qui rendent le lieu vraisemblable.


Modélisez-vous tous les éléments dans vos créations ?

Dans l’absolu, j’aimerais être capable de modéliser tous les éléments, mais je n’ai hélas pas le temps. Il s’agit donc de choisir ce qui est nécessaire pour rendre l’espace crédible et vivant. Il faut être conscient qu’avec le numérique, on peut tout faire. C’est aux créateurs de faire des choix.

Propos recueillis par Ivan Garcia