«Marat-Sade» ou l’enfer selon Peter Brook

En attendant que les théâtres lèvent le rideau, notre critique de cinéma Antoine Duplan invite à (re)voir des films superbement théâtraux. Avec «Marat-Sade», Peter Brook adapte à l’écran le spectacle qu’il avait monté. Une réflexion désillusionnée sur la sauvagerie humaine

«La révolution, souvent ça devient dégueula-a-asse Ça fait d’la doctrine, d’la théorie et d’la méla-a-asse», chantait François Béranger. C’est dans la mélasse que pataugent les protagonistes de Marat-Sade ou, en v.o, The Persecution and Assassination of Jean-Paul Marat as Performed by the Inmates of the Asylum of Charenton Under the Direction of the Marquis de Sade, un titre qui vaut un résumé: la persécution et l’assassinat de Jean-Paul Marat représentés par les détenus de l’asile de Charenton sous la direction du Marquis de Sade.

Homme de théâtre universellement admiré, spécialiste de Shakespeare qu’il fréquenta de près au sein de la Royal Company, Peter Brook, né en 1925, est aussi un cinéaste, éclectique et sporadique. S’il a porté à l’écran quelques adaptations théâtrales (Le roi Lear, La Cerisaie…), on lui doit aussi Moderato Cantabile, d’après Marguerite Duras, Sa Majesté des mouches, d’après William Golding, Rencontre avec des Hommes remarquables, d’après l’autobiographie de Georges Gurdjeff ou encore le Mahabharata, d’après le texte qui fonde l‘hindouisme. Marat-Sade (1967) est l’adaptation cinématographique de la pièce de Peter Weiss, un classique du théâtre de la cruauté se réclamant de Brecht et d’Artaud, que Brook a mis en scène en 1964.

Gardes-chiourme patibulaires

L’action de Marat-Sade se déroule en 1808, à Charenton. Le Marquis de Sade (Patrick Magee) dirige la pièce qu’il a écrite sur l’assassinat, en 1793, de Jean-Paul Marat, député montagnard à la Convention, par Charlotte Corday (Glenda Jackson), une jeune femme issue de la petite noblesse pour qui l’Ami du peuple symbolise la Terreur.

Monsieur Coulmier, directeur de l’institution, accompagné de sa femme et de sa fille, assiste à la représentation, veillant à ce que les coupes qu’il a imposées dans le texte soient respectées et que l’ordre règne – deux gardes-chiourme patibulaires et deux bonnes sœurs nanties de nerfs de bœuf sont prêts à intervenir en cas d’insubordination ou de débordements.

Il y a là le restant de la colère de Dieu. Des oligophrènes, de pauvres hères que la misère a rendus fous, «un de nos plus brillants obsédés sexuels», des agités et des hébétés, des paranoïaques et des délirants affublés d’oripeaux de la Révolution, bicornes à cocardes tricolores défraîchies, bonnets phrygiens avachis. Au centre d’un cercle fait de trappes à claire-voie figurant des cachots, Marat (Ian Richardson) siège dans sa baignoire emblématique; il souffrait d’une maladie de la peau, présentée comme une suppuration de ce poison qui incite le peuple au pillage et au meurtre. Quatre aliénés outrageusement fardés tiennent avec force grimaces le rôle du chœur antique. Leurs chants sont discordants, leurs mots cyniques et grotesques, la musique grince.

Dispositif sadien

Au-dessus de Sade, l’ordonnateur des réjouissances, se dressent deux garde-fous: un maître de ballet levant son bâton pour suspendre toute possibilité de dérive et le commanditaire, Monsieur Coulmier. Celui-ci, qui soutient le gouvernement napoléonien compte sur la pièce de Sade pour véhiculer ses convictions bourgeoises et dénoncer l’idéologie révolutionnaire.

Découvrez un morceau choisi de «Marat-Sade»

Historiquement et politiquement documenté, le texte, d’une densité parfois écrasante, évoque les tumultes de la Révolution française et de la Terreur, quand Paris étouffait dans une brume chaude comme celle des abattoirs. Les acteurs rejouent l’exécution de Louis XVI avec un chou en guise de tête couronnée.

Sade rappelle que l’homme est fondamentalement un destructeur. Il le démontre en relatant précisément l’exécution de Damiens: l’auteur d’une tentative d’assassinat sur Louis XV a été soumis à la question; condamné à mort, il a été conduit nu sur la place de Grève, tenaillé, arrosé de plomb fondu avant d’être écartelé. Le supplice a duré deux heures. Il a fallu s’y reprendre à 60 reprises avant que les chevaux parviennent à le démembrer… La justice royale est autrement barbare que la guillotine ou la fantasmatique sadienne.

Le Marquis n’omet pas de mettre en place un dispositif sadien au cours duquel une aliénée le fouette de ses cheveux. Il manipule habilement ses comédiens, les mène vers l’orgie et le chaos. Visant la «délectation et la réhabilitation» des détenus, Monsieur Coulmier rêvait d’une catharsis. Ravalant ses illusions, il se retrouve coincé avec sa petite famille dans la cage aux fauves. C’est la curée: les aliénés submergent leurs gardes pour donner livre cours à leurs pulsions animales. L’homme est un loup pour l’homme sous la Terreur comme sous l’Empire, la démonstration est concluante.

Ecrite au début des années 60, cette pièce faisant dialoguer deux tyrannies, l’ère napoléonienne et la Terreur, évoquait forcément la Deuxième Guerre et l’Holocauste. Soixante ans plus tard, Marat-Sade interroge encore la nature humaine et son inexorable inclination au mal.  Antoine Duplan