Le théâtre fait son cinéma: «Molière», une célébration solaire

Ariane Mnouchkine invoque l’auteur du «Misanthrope» dans un diptyque somptueux, alliant élévation poétique et rigueur historique pour proclamer le lien indéfectible de la vie et du théâtre. Par Antoine Duplan

Lorsque le cinéma s’empare de la vie des grands hommes, le pire est souvent à craindre: pensums édifiants, didactisme scolaire émaillé de touches d’illusion rétrospective propres à ravir les cuistres… Rien de tel dans le vaste film qu’Ariane Mnouchkine consacre à Molière en 1978. La fondatrice du Théâtre du Soleil est portée par le souffle de l’inspiration. Le théâtre lui est aussi proche que le sang dans son corps et sa troupe se confond avec celle de Molière, qu’incarne Philippe Caubère (en photo). Regard clair souligné de khôl, vibration continue dans l’ardeur de la jeunesse comme dans les affres de l’échec et de la maladie, le comédien est la vie même. Après avoir vu le film, il est difficile d’imaginer Molière sous d’autres traits.

Un extrait pour la bonne bouche: «Molière»

Ce qu’Ariane Mnouchkine chante dans cette célébration de plus de quatre heures, c’est la puissance de l’imagination, la passion de la scène, l’élan créatif incoercible, l’art qui transfigure la vie… Elle inscrit son poème d’amour et de mort dans une histoire de la pensée et un contexte historique précis, des leçons du curé récusant le mouvement de la Terre aux intrigues courtisanes de Versailles. L’apparat du Roi Soleil et la mise en scène théâtrale participent d’une même dynamique – voir comment, escorté aux flambeaux, le roi passe sans s’arrêter devant la troupe tombée en disgrâce: à la fin de la première de Tartuffe, Louis XIV, enthousiaste, s’apprête à applaudir, mais suspend son geste, la raison d’Etat l’ayant emporté sur l’élan du cœur.

Le sang noir du carnaval

Glaciers étincelants Mnouchkine imagine des scènes insolites, comme cette nuit sanglante de carnaval: les rescapés d’une dragonnade se réfugient dans une grange où se donne une tragédie de Corneille. Ils écoutent en silence les tirades scandées sur un rythme dont le hiératisme confine au ridicule, ils portent toujours leurs masques, composant une assemblée étrange et figée. L’onirisme flamboie. Sur un haut plateau, le vent entraîne tréteaux et rideaux tel un navire bordeaux glissant sur une mer d’herbes folles parmi les brebis qui s’égaillent et s’arrêtant par miracle au bord d’un à-pic. Les gondoles dorées que Venise envoie à Lully se prennent pour des luges sur les glaciers étincelants des Alpes. Un chariot embrasé dévale la pente, frôlant de sa lumière, de sa brûlure, Jean-Baptiste et Madeleine Béjart qui viennent de se rencontrer.

Savourez  un autre extrait de Molière

Pas de vaudeville dans cette grande œuvre, juste un regard adulte sur l’amour. Les comédiens entretiennent des relations très libres (à l’époque du tournage, l’esprit de 68 est encore vivace). Mais lorsque Madeleine apprend que Molière s’apprête à épouser sa fille, Armande, la blessure est profonde et pathétique sa façon de réclamer de l’argent pour des costumes qu’elle a payés des années plus tôt. On sent la nuit qui descend  sur elle et, dans un même souffle, la tendresse qui perdure entre les amants désunis…

Le théâtre, consolation suprême

La Mnouchkine pétrit de façon grandiose la lumière et les ténèbres. Après le décès de sa mère, Jean-Baptiste Poquelin est emmené par son grand-père voir les baladins. Le visage baigné de larmes, il regarde une pantomime dans laquelle un vieillard en fait voir de toutes les couleurs à la Mort. Un rayon de soleil écarte les nuages, l’enfant sourit à travers ses larmes. Géniale mise en abyme: c’est Philippe Caubère, masqué, qui tient le rôle de la Mort et rend le goût de vivre au petit Jean-Baptiste…

L’éternité des saltimbanques

Le film se termine après la quatrième représentation du Malade imaginaire. Epuisé, crachant le sang, Molière est évacué de scène. Par la fenêtre de la calèche qui le ramène chez lui passent des flocons de neige, des bribes de souvenirs, quelques lumières du passé. Le visage du comédien n’est plus qu’un masque d’épouvante. Le haut emplâtré de céruse se craquelle, le bas barbouillé de sang noir s’ouvre en bouche d’ombre. La troupe porte le mourant en haut des escaliers, et pour chaque marche qu’elle gravit, elle recule de deux. Le mouvement s’englue, le temps se dilate à l’infini, Molière entre dans l’éternité. Film politique, historique, psychologique, métaphysique, onirique, naturaliste et métaphorique, hymne au théâtre et à la vie, ode libertaire, Molière de Mnouchkine est un éblouissement de chaque instant.

Antoine Duplan