La revanche de Natacha

A notre invitation, Natacha Koutchoumov, codirectrice de la Comédie, a écrit un conte de Noël. Son codirecteur Denis Maillefer peaufine le sien, à découvrir très vite

Noël 2020. La comédie de Genève du boulevard des Philosophes est un bâtiment déserté. C’est dans le quartier des Eaux-Vives que le nouveau bâtiment de la Comédie est désormais en exploitation. Dans trois semaines, des repreneurs commenceront les travaux de réfection de l’ancien théâtre, mais d’ici-là, Natacha, personnage secondaire des «Trois sœurs» d’Anton Tchekhov, a posé ses valises dans la petite loge du troisième étage. Fille de province de cette ville de garnison où résident les trois sœurs, Natacha n’a pas le beau rôle dans la pièce. Raillée par ses belles-sœur notables, elle est la petite-bourgeoise que le public adore détester depuis la création de la pièce en 1901.

Natacha se regarde dans les miroirs: « On dit que j’ai grossi c’est faux ! »; elle se reprend, cette réplique du texte de son créateur vient de lui échapper machinalement.

« Maintenant je dois inventer mon propre rôle, à moi la gloire! Que je devienne un personnage principal, cela va les achever, les trois soeurs »

Le cœur battant, Natacha descend jusqu’au stock de costumes de la Comédie de Genève, mais il est vide. «Olga, Macha et Irina ont encore dû distribuer les vêtements à des pauvres, ces parasites, pour se donner bonne conscience. C’est tellement chic d’aider les pauvres tout en me méprisant parce que je ne suis pas du même monde qu’elles », rumine Natacha.

En fouillant une malle abandonnée, Natacha trouve une robe pailletée, pas du tout 1901, tellement 2020.

Elle rit toute seule en imaginant la tête des trois sœurs. « Elles me ridiculisent en public depuis 1901, pas assez chic, pas assez classe pour vous mesdames, pas assez bien pour votre frère que j’ai épousé, c’est ça ? Je porterai des paillettes, le rôle principal sera en paillettes et vous mesdames…. Eh bien on vous trouvera bien quelque chose à vous mettre sur le dos, et trois misérables répliques à tenter de placer entre mes nombreux monologues.»

Tout en se faufilant dans son fourreau pailleté, elle poursuit : « “À Moscou ! À Moscou !”… Irina, tu m’a tellement agacée avec ta litanie de Moscovite dégoutée de la province ! Ce sera “À Genève !” tu t’y feras!»

Natacha se dirige vers la scène, elle sent sa robe miroitante coller à sa silhouette gironde. Trouver un théâtre désert un 24 décembre n’était pas de tout repos, mais son heure est enfin venue.

Elle se donne du courage, malgré le trac qui la ronge. « Les trois sœurs, boursouflées de la condescendance de classe qui les caractérise se sont repues des belles paroles de Verchinine et de leur conviction aveugle d’être tellement supérieures! Et le public a gobé ! Vous vous êtes déjà mangé une révolution en 1917, mesdames, et ce soir, ce sera une réparation théâtrale. C’est moi qui commencerai le spectacle. Je serai à table à côté du samovar, et vous me servirez. Et je donnerai MA version des faits aux spectateurs dupés depuis cent-vingt ans par vos sanglots et votre snobisme.»

Une gaieté russe

Natacha respire un grand coup et entre en scène. Seule une petite ampoule sur pied éclaire le plateau.

« Où est le samovar ? Où est le salon ? »

La scène est vide, Natacha grelotte de peur dans la pénombre. « Où sont les spectateurs ? »

Un violon se fait entendre, un air si gai et si triste à la fois. Un air russe quoi.

« Andreï ? Andreï ? c’est toi qui joues, Andreï ? C’est fini entre nous, Andreï, je ne me suis jamais sentie à ma place chez toi, avec Protopopov je peux vivre, enfin. »

Piaillements et rires dans les gradins. « Andreï, c’est toi ? »

Natacha plisse les yeux alors qu’un projecteur l’illumine violemment.

Trois bourdons dans un fauteuil

Trois voix féminines se font entendre, on dirait bien du Tchekhov : « Comme elle s’arrange, mon Dieu ! Ses toilettes ne sont ni laides ni démodées, non, mais tout simplement lamentables. » Rires et soupirs dans la salle: «Une jupe étrange, d’un jaune voyant!… Et ses joues, qui brillent à force d’être astiqueées ! »

Natacha distingue les silhouettes graciles de trois jeunes femmes qui continuent à ricaner entre elles. « Andreï n’est pas amoureux d’elle, non, c’est impossible, il a tout de même du goût ! » Rires étouffés. « Il veut seulement nous taquiner. Hier, on m’a dit qu’elle allait épouser Protopopov, le président du Conseil du Zemstvo. C’est parfait … »

Natacha, en larmes hurle sur le plateau: « Tchekhov fait les taire ! Anton ! Anton ! N’ai-je pas droit à un peu de panache, à de la noblesse de cœur ? Je refuse qu’on passe à côté de ma souffrance ! Je veux vivre ! Je veux travailler ! »

Les trois sœurs s’esclaffent dans la salle.

Firs, le serviteur absolu

Soudain dans la coulisse, Natacha aperçoit un vieillard. « Psst, psst…. Je n’ai pas voulu de liberté moi…. » « Qui êtes vous ? » « Firs, madame.» «Le valet de «La Cerisaie» qui se pointe maintenant » grommelle Natacha en apercevant ce vieux serviteur, personnage secondaire écrit par Tchekhov dans «La Cerisaie».

« A l’époque je n’ai pas voulu de liberté, quand on nous a libérés nous autres, je suis resté avec mes maîtres », murmure le moujik et ancien serf

« Et aujourd’hui ? », chuchote Natacha

« Aujourd’hui je veux jouer une partition digne de ce nom ! Tout ce silence, je n’en peux plus. Viens avec moi aux Eaux-vives, il y a deux salles dans le nouveau théâtre ! Je te laisse le grand plateau, je me contenterai de la petite salle »

« Le grand plateau ? » « Le grand plateau ! »

« Aux Eaux-Vives ? » « Aux Eaux-Vives !», s’exclame Firs, le poing levé!

« Firs, j’ai la clef du théâtre ! Bouclons définitivement ces trois aristos aux Philosophes et filons aux Eaux-Vives !», s’exclame Natacha

C’est ainsi que la Comédie de Genève du 6 boulevard des philosophes devint la résidence secondaire à l’acoustique lamentable de trois personnages principaux de Tchekhov et la splendide Comédie des Eaux-Vives la résidence principale de deux personnages (très) secondaires. Quand à Tchekhov, il a été aperçu dans le tram 12 cherchant inlassablement à réunir vainement ses personnages qui ne peuvent exister l’un sans l’autre.

P.S.: Extraits des «Trois sœurs» et de «La Cerisaie» d’Anton Tchekhov.