Et le fantôme de Roxane soudain dit je m’en fous

Après Natacha Koutchoumov, c’est au tour de Denis Maillefer, codirecteur de la Comédie, d’écrire son conte de Noël, variation autour de l’avenir de la Comédie du boulevard des Philosophes. Ils ne se sont pas concertés et pourtant…

Des fantômes, les fantômes de la Comédie des Philosophes. Ils n’ont soudain plus rien à faire, personne à habiter, personne à visiter. Juste hanter des couloirs vides, un plateau vide où plus aucun mot ne résonne, où même la servante a disparu, cette petite ampoule sur un pied que l’on allume sur la scène lorsque tout le monde est parti, pour qu’il n’y ait jamais de nuit, que la scène soit lumineuse, en permanence, peut-être aussi pour que les fantômes n’aient pas peur dans le noir.

Le chagrin des spectres

Et donc les fantômes sont désœuvrés, et peut-être même tristes. Ils ont compris que la vie s’en était allée, tout au moins la vie de théâtre, et qu’il n’y aurait pas de nouveau fantôme à accueillir, qu’ils seraient désormais juste entre eux, dans une sorte de huis clos sartrien. Il y a parmi eux quelques fantômes laissés par le metteur en scène Matthias Langhoff, certaines productions laissent plus de fantômes que les autres. Le fantôme du Firs de «La Cerisaie» est là, bien sûr. Il râle, avec un filet sur la tête. Il faut un râleur. Et le fantôme de Julie, toujours Langhoff, dit vous avez pas vu mes ballons, mais personne n’a vu les ballons. Elle s’est promenée étonnée lorsque la nouvelle direction a empli la maison (en septembre 2018) de plusieurs Julie et Jean. Il est trop tôt pour savoir si le spectacle a laissé des fantômes. Ou alors ils se cachent et se font petits. Il y a aussi plusieurs Hamlet, bien sûr, et deux Olga, trois Macha et cinq Irina qui disent aux autres « ça va aller », mais personne ne les écoute. Tchekhov laisse beaucoup de fantômes. Il y a aussi des fantômes très contemporains qui n’ont pas de nom, ou alors Homme 1, Femme 2.

On va faire quoi, dit un Lear sorti d’on ne sait plus quel spectacle. On sait pas, dit un Platonov évidemment sombre. De toutes façons, il ne faut pas trop compter sur Platonov pour proposer des solutions viables, tout comme Ivanov.

Le gros mot de Roxane

Une Roxane, très jeune et très vieille dit alors il faut partir. A Moscou, demandent les frangines russes. Non, là où il y a des mots, sans mots je meurs. Tu ne peux point défunter, tu es un fantôme, dit un pédant molieresque. Je m’en fous, dit Roxane. Et tous se disent que c’est la première fois que Roxane jure, et que l’heure est très grave. Et Roxane dit allons là où il y a des mots et de belle choses. Roxane a trouvé un plan de la ville, elle a fait une croix sur la place des Eaux-Vives. Suivons Roxane, dit Firs soudain moins râleur, presque jeune. Et toute la bande de fantômes les suit, même celui de Jean-Michel Broillet, un nouveau venu qui a pourtant de la bouteille et murmure, oui des mots, et aussi de la lumière.

«Dans les rues de la ville, il y a mon amour»

Alors, pour qui sait voir, ou plutôt sentir, on voit ce qu’on ne voit jamais. On voit une colonne de fantômes dans la nuit dans les rues de la ville. Dans les rues de la ville il y a mon amour, dit Roxane citant Char. Ils tremblent un peu, il fait froid, c’est l’inconnu, même cet imbécile de Tartuffe ne fait pas le malin. Ils arrivent enfin, en se donnant la main pour ne pas se perdre, au nouveau théâtre. C’est grand, dit Blanche, c’est jamais assez grand, dit Le dealer de «Dans la solitude des champs de coton». Ils entrent. Il y a une répétition. Ils s’asseyent dans la gradin.

Et là, sans avoir rien prémédité, ils se mettent à respirer au même rythme, comme un seul fantôme. Sur le plateau, il y a un technicien qui est à la Comédie depuis longtemps. Il se nomme Pio et sait sentir et entendre ce que presque personne ne sent. Il tire des câbles pour le son. Il s’arrête soudain, écoute un instant le silence, et dit à un nouveau collègue bien plus jeune, tu sens ce souffle, ce doux blizzard. C’est maintenant habité, on va pouvoir se mettre à travailler.