La gare des Eaux-Vives livre ses secrets

Le Léman Express flirte depuis dimanche ouvertement avec la Comédie. Entre 1940 et 1945, un autre train a contribué à l’histoire glorieuse et tragique de la station. Espions, résistants et réfugiés y ont transité. Le roman d’une gare

Et si c’était le premier spectacle de la nouvelle Comédie? Depuis dimanche, le train s’arrête de nouveau aux Eaux-Vives, huit ans après la fermeture de la gare des Vollandes – son premier nom, au moment de son inauguration, en 1888. Alors certes, le Léman Express a remplacé la fameuse Micheline, nom qu’on donnait à la locomotive qui reliait Genève à Annemasse, même si l’autorail n’était pas à proprement parler une Micheline: il n’était plus monté depuis longtemps sur des pneus Michelin. Et certes aussi, la rame ne circule plus à cet endroit à ciel ouvert, mais sous terre, reliant enfin Cornavin à Annemasse, à l’enseigne du CEVA.

Mais la gare des Eaux-Vives se distingue de ses consoeurs.  Ne constitue-t-elle pas un îlot mémoriel, un gisement de scénarios et de pièces de théâtre? Beaucoup de passagers auront  le sentiment d’y respirer le parfum de l’histoire, avec son alliage d’héroïsme, de coups fourrés, de secrets à jamais enfouis.

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Les plus romantiques reverront en un éclair le toit pointu, les trois corps de bâtiment en bois, l’enseigne SNCF sur la façade qui donnaient à cette gare, ouverte en 1888, un air de grosse isba. Ils n’auront pas forcément en tête que cet entrelacs de voies sur les hauteurs du quartier des Eaux-Vives était promis, dès sa naissance, à un grand destin, ainsi que le rappelle l’historien Bénédict Frommel.

Un nid d’espions

«Le bâtiment qu’on a fini par détruire en 2017 était provisoire, explique le chercheur dans son bureau de l’Office cantonal du patrimoine et des sites. La station devait être raccordée à la rive droite et à la gare de Cornavin ouverte en 1858, mais aussi au quartier de Rive, cœur économique de la ville où affluaient les marchandises du lac: la pierre, le sable, le blé. Il y a eu beaucoup de projets de raccordements, dont certains préfigurent le CEVA, mais rien ne s’est concrétisé.»

Les plus romanesques, eux, se rappelleront que cette gare en forme d’impasse a été un fabuleux théâtre d’ombres pendant la Seconde Guerre mondiale, entre 1940 et 1945. Des réfugiés y ont bravé les gardes-frontières. Des résistants affiliés aux réseaux Gilbert, qui agissaient au bout du lac, ont peut-être attendu, dans ses parages, les ordres de leur chef, le colonel Groussard. Cet officier a d’abord servi le régime de Vichy, tout en ambitionnant d’organiser, en sous-main, la lutte contre l’occupant.

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Ce décor, ces figures sortent d’un roman à la Graham Greene, auteur passé par l’Intelligence Service. Le train siffle, la cheminée de la gare fume, comme certains individus faussement désinvoltes. Ils travaillent pour les services de renseignement suisses, ils gardent à l’œil le quartier, tout comme leurs collègues britanniques, américains et allemands. «Genève était un nid d’espions», confirme Pierre Flückiger, directeur des Archives d’Etat de Genève.

Porte ouverte sur la zone libre

«Cette gare a joué un rôle capital car elle donnait accès, via Annemasse, à la seule voie qui descendait, en zone libre, vers la Méditerranée, poursuit l’historien. Il y a eu beaucoup de passages, notamment de militaires français dont les convois arrivaient à Bâle. Ils poursuivaient jusqu’à Genève et passaient ensuite de Cornavin aux Eaux-Vives pour rejoindre la France. On a pu estimer à 1500 le nombre de Français qui ont suivi ce chemin dans les premiers mois de 1942.»

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A la gare d’Annemasse se faufilent aussi des agents de liaison, porteurs d’informations destinées aux alliés et à leurs officines genevoises. Les réseaux Gilbert sont particulièrement actifs. Pourquoi ce nom? Parce que Gilbert est le nom de la mission que le colonel Groussard se voit confier à la fin de 1940 par le ministre de la Guerre à Vichy. Il est chargé de rencontrer à Londres le général de Gaulle afin de coordonner les actions de résistance. Econduit, il sera démis peu après de ses fonctions par le régime pétainiste. Cet anti-gaulliste notoire trouvera à Genève, dès 1942, des soutiens suisses et français pour déployer ses réseaux.

Le tunnel de la liberté

Une passoire alors que ces frontières ferroviaires? Pas vraiment. Monter dans le train quand on possède des renseignements confidentiels, à plus forte raison quand on fuit Vichy, ne relève pas du tour de passe-passe, rappelle Pierre Flückiger. «Dès juin 1941, une commission douanière allemande surveille à Annemasse les transports, parallèlement à leurs collègues français.» Les plus habiles parviennent à échapper à ce premier obstacle. Mais d’autres képis les attendent aux Eaux-Vives: gendarmes et gardes-frontières dévisagent les arrivants et examinent de près les papiers.

Le moyen d’échapper à cette souricière est tout trouvé. L’arrivée aux Eaux-Vives est précédée d’un tunnel, 359 mètres d’obscurité qui échappent à toutes les indiscrétions. «La compagnie Paris-Lyon-Méditerranée (PLM), qui a financé la construction de la gare, prétendait l’avoir conçu pour épargner aux riverains les nuisances sonores, précise Bénédict Frommel. La vérité est que la terre était friable et qu’il fallait protéger la voie des éboulis.»

Ce goulot est une aubaine. Les cheminots freinent et les combattants de l’ombre sautent. Ils font les morts sous la voûte et se glissent ensuite dans la nuit comme des renards vers les fenêtres du buffet de la gare, une adresse déjà très courue. Le jeune Charly Landolt, qui a été cuisinier sur des navires, y seconde sa tante, gérante des lieux. Fils de Charly, Yves raconte en ces termes cette période: «Mon père était lié aux Réseaux Gilbert. Il a caché, dans les caves du buffet, des résistants et même des pilotes anglais évadés d’Allemagne et réfugiés en Suisse, qui ont pris le train dans l’autre sens, pour gagner la zone libre avant l’Espagne.»

Le quai des skieurs

Cette gare fut celle de toutes les manœuvres. Après la guerre, elle retrouve son allure de coquette qui aspire à un train de vie plus luxueux. «A l’origine, elle était destinée aux voyageurs et aux marchandises, rappelle Bénédict Frommel. Mais la gare de la Praille, inaugurée en 1949, s’est imposée comme l’alter ego commercial de Cornavin. Les Eaux-Vives sont devenus l’équivalent d’une station de RER, avec une particularité cultivée dès les années 1920 par la compagnie PLM: elle se présentait comme une porte privilégiée vers les Alpes et le Mont-Blanc.»

Des affiches délicieuses célèbrent cette mythologie. Jusqu’aux derniers jours de son activité en 2011, on a pu voir des randonneurs mariner sur le quai dans leurs grosses chaussettes. «On a cru à un moment que se développerait autour de cette gare une petite zone industrielle que le train desservirait, mais elle n’a jamais vu le jour et elle a fini par péricliter», constate Alain Léveillé, architecte et urbaniste genevois.

Brigitte Bardot et Haroun Tazieff

Alors d’où vient le fumet de sa légende, ce sentiment qu’elle était un îlot de bonhomie distinguée? De son décor: des platanes ombraient une gare aux allures de maison de poupée. Du buffet de Charly Landolt aussi et de son nasi goreng qui a fait courir des gourmands célèbres, de Brigitte Bardot au vulcanologue star Haroun Tazieff, de Petula Clark à Véronique Sanson, se souvient Yves Landolt. «Le classique des classiques, c’était notre omelette norvégienne.»

Sur les rails, ce dimanche à l’aube, certains mordront en songe l’onctueuse crème et sa meringue. D’autres, chasseurs de mystère, auront une pensée pour le colonel Georges Groussard, Charly Landolt, les réseaux Gilbert. La bâtisse indolente des Eaux-Vives d’autrefois a fait place à la Comédie du futur. Mais elle joue les revenantes sous terre, comme un clin d’œil au tunnel où tant de héros anonymes ont laissé leur empreinte. Des milliers de passagers devraient transiter chaque jour par cette termitière. Tous agents de liaison, au fond.