Chantier de la Comédie, un droit de visite très limité

Le plus grand chantier culturel genevois ne s’ouvre au public qu’au compte-gouttes. Erreur stratégique, alors que les riverains trinquent?  Le magistrat Rémy Pagani  justifie sa ligne

Surveillée comme le Taj Mahal. A une enjambée de la gare des Eaux-Vives, la future Comédie s’éveille. En février 2020, le chantier sera achevé, deux ans et demi après la pose de la première pierre. Beaucoup pourtant dans le quartier et au-delà auront eu le sentiment d’avoir affaire à une citadelle imprenable. Deux journées portes ouvertes en neuf  mois, l’une le 22 septembre passé, la prochaine le 29 juin, c’est peu, trop peu en tout cas pour inspirer la passion aux habitants, pour leur donner le sentiment que cette maison sera aussi la leur.

Ouvrir le chantier plus régulièrement? Le principe paraît romantique, au regard des dangers que présente un paquebot en travaux. L’architecte français Patrick Bouchain estimait pourtant, début octobre dans «Le Temps de la Comédie», qu’une telle ouverture était essentielle, qu’elle favorisait l’appropriation d’une scène par ses futurs usagers.

L’auteur admiré de Construire autrement, comment faire? (Actes Sud) ne parlait pas en béotien. Il a imaginé le Théâtre équestre Zingaro à Aubervilliers au nom de l’écuyer Bartabas, conçu le Centre chorégraphique de Rilleux-la-Pape pour Maguy Marin, exaucé le rêve de Mstislav Rostropovitch avec la Grange au lac à Evian, transformé avec maestria l’ancienne usine de biscuiterie  Lu à Nantes en centre culturel – le fameux Lieu Unique.

«Un chantier ouvert, c’est plus efficace que toutes les campagnes d’abonnements»

Dans sa bouche, on pouvait entendre ceci, au sujet du Lieu Unique justement: «Nous avons fait en sorte que le chantier de transformation de l’usine s’inscrive dans une programmation culturelle. Pendant les deux ans de travaux, l’activité du Lieu Unique, c’était sa construction. Le chantier était ouvert: on pouvait y accéder, accompagné d’une personne qualifiée, on pouvait s’y associer pour une tâche donnée. Cette période de gestation, ce fut celle de l’adhésion d’une population à un lieu de création et de vie. Elle s’est approprié sa maison. Croyez-moi, cette philosophie est plus efficace que toutes les campagnes d’abonnements.»

Ce pragmatisme généreux n’a pas cours à Genève. Tandis que les ouvriers bûchent, les citadins passent leur chemin. La Ville, le département des constructions et de l’aménagement en particulier, n’a pas souhaité augmenter le nombre de journées portes ouvertes.

Occasion gâchée? Non, proteste Rémy Pagani, magistrat responsable des constructions. «Je pourrais vous citer une trentaine de chantiers que nous gérons à Genève. Pour chacun, nous organisons des visites, mais en nombre raisonnable. Concernant le chantier de la Comédie, il est certes exceptionnel, mais je ne peux pas mettre sur pied pour lui un système de communication spécifique. Nous avons à coeur de scander les moments symboliques et nous fêterons évidemment comme il se doit son inauguration.»

Trente mois de construction, c’était pourtant l’opportunité pour des centaines de riverains d’être partie prenante de la métamorphose de leur quartier. Et de passer l’éponge, un peu, sur le fracas des marteaux-piqueurs, les éternuements à répétition des bétonnières. L’architecte Sara Martin Camara, lauréate avec son mari Laurent Gravier et leur bureau FRES du concours pour la nouvelle Comédie,  souligne l’importance de tels rendez-vous avec le public.

«La Ville organise chaque mois des visites pour des professionnels et nous répondons nous aussi aux sollicitations des étudiants de l’EPFL ou des architectes, raconte celle qui codirige avec son époux la construction du bâtiment. Mais la rencontre du grand public, c’est encore autre chose. En septembre, il y avait foule et les échanges étaient passionnés. De tels rendez-vous permettent aux gens de mieux vivre cette phase historique.»

«Un processus participatif risquerait de ralentir les travaux»

Décloisonner l’espace d’une construction, c’est aussi pour Patrick Bouchain responsabiliser le citoyen et lui confier, selon ses compétences,  la tâche de guider ses pairs. Envisagé ainsi, le chantier se mue en laboratoire social, où s’attise le désir de culture. Homme de gauche, Rémy Pagani aurait pu être sensible à cette approche participative. «Je suis ouvert à ça! Mais n’oubliez pas que le projet de nouvelle Comédie, c’est une histoire de vingt-cinq ans. Je ne pouvais pas plaquer sur ce chantier un processus participatif qui risquait de ralentir les travaux.»

A une poignée de kilomètres, de l’autre côté de l’Arve, Carouge s’offre aussi un accouchement magistral. Conçu par le bureau lausannois Pont 12, son nouveau théâtre regarde désormais le soleil dans les yeux. Sa gestation est-elle aussi protégée que celle de son cousin genevois?

«Nous prévoyons un spectacle pour les ouvriers du chantier et le public»

«La sécurité est un problème dont on doit tenir compte, souligne Jean Liermier, le directeur de la maison.  Néanmoins, nous prévoyons une création d’Alain Roche et de Piano Vertical pour fin mai, à un moment charnière des travaux. La cage de scène sera dressée, il ne restera alors plus qu’à poser le toit. C’est dans ce cadre qu’auront lieu trois représentations, à l’aube, dont une destinée spécifiquement aux ouvriers: on y entendra une musique conçue pour l’occasion, émaillée des bruits du chantier intégrés par le compositeur; on y verra aussi voler un piano.»

«Les riverains subissent les nuisances des travaux. Il est important qu’ils puissent y donner un sens.»

Jean Liermier milite pour un chantier où le geste artistique cohabite avec celui des ouvriers. «Un spectacle dans cet espace-là, c’est un jalon dans la mémoire de tous, travailleurs et public. D’une façon générale, je suis à fond pour les journées portes ouvertes. Circuler dans un bâtiment en devenir, particulièrement un théâtre, permet de se projeter dans le lieu, de le rêver, de se l’approprier. Et ça donne surtout un peu de sens à toutes les nuisances subies par les riverains. Dès que le chantier sera sécurisé, nous intensifierons les visites.»

Grues et bulldozers sont un décor de feu pour les poètes. Quand viendra l’heure de quitter La Cuisine, le théâtre provisoire qui accueille les saisons carougeoises, Jean Liermier envisage un autre spectacle. «J’ai demandé à Eric Linder d’imaginer une création pour une salle vidée de tout, juste avant qu’on ne la démonte.  Ce sera notre façon de marquer d’une pierre blanche ce chapitre de notre histoire.»

Un chantier culturel peut être une formidable scène en soi. Un accélérateur de mémoire et de désir. En ville de Genève, il s’apparente plutôt à un sanctuaire.