Daniel Sangsue: «Pourquoi les fantômes pullulent au théâtre»

A la Comédie comme sur notre blog, les spectres mènent le bal. Mais comment expliquer la fortune de ces esprits? Spécialiste du frisson littéraire, le professeur Daniel Sangsue retrace cette fabuleuse histoire

Ne dites pas à un vampire qu’il ressemble à un spectre. Il vous en coûtera un décilitre de sang au minimum. Il arrive pourtant que le premier morde suffisamment pour donner envie de tutoyer le second.  Quand il s’attaque à l’édition de Moi-même, roman-éclair de Charles Nodier (1780-1844) , Daniel Sangsue n’imagine pas qu’il vient d’enfourcher une monture qui le conduira sur la crête du surnaturel.

Charles Nodier, ce romantique que le monde des rêves et les vampires fascinent, ouvre au professeur de lettres une littérature hantée par les fantômes. Le XIXe siècle est ainsi: il se jure rationaliste en épousant les valeurs du Progrès, tout en faisant tourner les tables au crépuscule.

«Je me suis mis à traquer les fantômes chez Hugo, Verlaine, Baudelaire, Maeterlinck, à établir des fiches sur chaque spécimen», raconte celui qui a longtemps enseigné à l’Université de Neuchâtel. Cette obsession a donné lieu récemment à deux ouvrages, Journal d’un amateur de fantômes (La Baconnière) et Vampires, fantômes et apparitions. Nouveaux essais de pneumatologie littéraire (Hermann). A notre demande, il éclaire ces liaisons délicieusement sulfureuses entre esprits et scène, histoire aussi de faire écho aux dessins des étudiants de la HEAD de Genève.

Si on commençait par le début. Quelle est la fonction des fantômes dans le théâtre grec, celui d’Eschyle en particulier?

Monique Borie, dans Le Fantôme ou le théâtre qui doute (Actes Sud, 1997), remarque qu’il y a finalement peu d’apparitions effectives de fantômes dans le théâtre grec : deux chez Eschyle, dans Les Perses et L’Orestie, et une chez Euripide dans Hécube. Mais ces apparitions « réelles » sont proches d’apparitions oniriques. Darius, par exemple, apparaît d’abord à la reine dans un rêve avant de sortir des enfers, à la suite d’un rituel d’évocation, pour se montrer aux vivants. La fonction de ces fantômes est en général d’annoncer ce qui va se passer (fantômes oraculaires), de susciter la pitié des vivants ou de les exhorter à la vengeance.

De quelles valeurs sont porteuses ces créatures?

Ce qui m’a frappé, à l’occasion d’un article que j’ai écrit sur « Rêves et fantômes » (paru dans la revue Otrante), c’est que les fantômes des rêves avaient même valeur que les fantômes de la vie éveillée pour les Grecs et les Romains, et pas seulement dans le théâtre. J’étais parti d’une réflexion que Marguerite Yourcenar prête à son héros dans Les Mémoires d’Hadrien : « Je m’étonne que la plupart des hommes aient si peur des spectres, eux qui acceptent si facilement de parler aux morts dans leurs songes ». Pour nous, impossible de mettre ces deux sortes de fantômes sur le même plan : les seuls qui importent pour nous et dont nous questionnons l’existence sont ceux de la vie éveillée, et toute la question de la croyance est concentrée sur eux. Mais les anciens s’intéressaient également aux uns et aux autres, ils accordaient autant de crédit aux fantômes oniriques qu’aux fantômes « réels », car les rêves étaient pour eux source de vérité, l’au-delà, les dieux leur parlaient à travers les rêves.

 Chez Shakespeare, on croise revenants et sorcières. Leurs fonctions diffèrent-elles?

Si ces deux types de créatures ont à voir avec le surnaturel et peuvent partager certaines fonctions comme la prédiction, les menaces, etc., elles sont fondamentalement différentes : les revenants sont des morts-vivants, alors que les sorcières sont des vivantes qui se livrent à la magie et tiennent leurs pouvoirs du diable.

De quel univers culturel et littéraire ressortissent ces êtres surnaturels? D’où sortent-ils au fond?

Pour rebondir sur le diable, justement, l’intérêt de Shakespeare est de présenter l’éventail des croyances de son époque par rapport aux fantômes. Comme l’a montré John Dover Wilson dans Pour comprendre Hamlet, les réactions des témoins de l’apparition du père d’Hamlet, au début de la pièce, représentent toutes les positions : la doctrine catholique qui voit dans le fantôme une âme du purgatoire, la position protestante qui l’identifie à un subterfuge du démon, et la position des sceptiques, représentée par Horatio (« Alors, la chose a-t-elle reparu cette nuit ? »)

 Sait-on comment Shakespeare et ses contemporains représentaient ces créatures? 

D’après ce que je sais, l’innovation de Shakespeare est d’avoir revêtu ses fantômes d’armures et de les avoir sortis des conventions du théâtre élisabéthain où ils étaient toujours représentés vêtus de suaires.

Ce qui est intéressant dans le cas d’Hamlet, c’est que le spectre du roi pose vraiment la question de la représentation du fantôme au théâtre et oblige le metteur en scène à faire un choix : soit on considère le revenant comme existant réellement et on le représente sur scène en faisant tenir à un acteur le rôle du père d’Hamlet, soit on le considère comme une vision d’Hamlet et on ne le représente pas sur scène, on ne montre que les réactions d’Hamlet. Le choix de l’une ou l’autre de ces deux solutions peut être significatif de la sensibilité ou de l’idéologie d’une époque. A l’époque romantique par exemple, la tendance était à la représentation de l’hallucination d’Hamlet. Ainsi Madame de Staël parle des expressions remarquables de Talma jouant Hamlet (on suit les mouvements du spectre dans les yeux de l’acteur, dit-elle à peu près).

Cela dit, il semble que pour Shakespeare le fantôme était bien « réel » et présent sur scène, puisque l’on trouve la didascalie « Exit ghost ».

 

Peut-on dire du théâtre français du XVIIe et XVIIIe qu’il prohibe les fantômes? 

Non, il y a des fantômes dans le théâtre de la Renaissance, ainsi qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ils sont surtout présents sous forme d’ombres «protatiques », chargées d’ouvrir la tragédie en rappelant un passé criminel et de mettre en place un univers de la vengeance et de la violence qui prépare une fin catastrophique. Ces ombres sont mises en scène avec des dispositifs spéciaux (roues qui donnent l’impression que ces ombres glissent, jeux de lumières, flammes). Il existe un ouvrage collectif, Dramaturgies de l’ombre (Presses universitaires de Rennes, 2005) sur ce type de théâtre.

Que dire de l’exception du Commandeur dans «Dom Juan ou le Festin de Pierre»?

Connaissant ces dispositifs, on se rend compte que la Statue du Commandeur de Don Juan n’est pas si exceptionnelle que cela. En revanche, ce qui me paraît exceptionnel dans cette figure, c’est ses métamorphoses : à l’acte IV apparaît une « femme voilée », qui « change de figure, er représente le Temps avec sa Faux à la main » (didascalies de Molière), puis qui se transforme finalement en statue du Commandeur.

Que devient le fantôme dans le théâtre du XIXe siècle ?

Il y a au XIXe siècle une exigence de vérité au théâtre (rappelons la volonté exprimée dans la préface de Cromwell de représenter l’homme dans sa vérité) qui rend les artifices du théâtre classique impossible. Dès lors, les fantômes se réfugient dans des formes de spectacles populaires. Dès la fin du XVIIIe, c’est Robertson et ses fantasmagories, c’est-à-dire ses projections de clichés animés à l’aide d’une lanterne magique mobile, produisant des illusions d’optique comparables à ce qui se pratique maintenant avec les techniques de Pepper’s ghost.

On trouve aussi des fantômes dans le mélodrame, avec des pièces souvent adaptées de romans noirs anglais tels que Les Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe, et également dans la pantomime : le personnage de Pierrot, avec son large vêtement blanc flottant qui se détache sur le fond noir de la scène, est un personnage intrinsèquement fantomatique.

N’y a-t-il pas des fantômes dans le théâtre romantique ?

Oui, on en trouve par exemple chez Musset, dans Lorenzaccio (la mère de Lorenzaccio lui dit avoir reçu la visite d’un homme vêtu de noir qui est le double de Lorenzaccio jeune) et dans Fantasio, où Elisabeth croit voir dans Fantasio le revenant de son cher bouffon Saint-Jean. Et les fantômes pullulent dans le théâtre d’Hugo, ce qui n’étonnera personne. Dans Amy Robsart, le personnage d’Alasco se livre à la nécromancie, dans Hernani, il y a la scène des caveaux d’Aix-la-Chapelle où Don Carlos descend pour demander conseil à l’ombre de Charlemagne, ainsi que le retour de Don Ruy Gomez perçu comme un revenant. De même dans Ruy Blas, dont le héros prend la place d’un homme qu’on croyait mort, Don César de Bazan, qui fait figure de revenant lorsqu’il revient. Mais on voit que ces fantômes-là n’en sont pas de véritables, ils font partie de ce que j’ai appelé les « morts prétendus » dans la catégorisation des fantômes de mon essai Fantômes, esprits et autres morts-vivants (Corti, 2011).

Que penser d’Henrik Ibsen, ce géant norvégien dont certains drames baignent dans une atmosphère troublante ?

Dans cet essai, je montre qu’il y a une intériorisation progressive du fantôme au XIXe siècle et qu’une pièce comme Les Revenants, d’Ibsen, où il en va d’une revenance toute métaphorique, celle de l’hérédité, des vices et des tares des pères qui reviennent dans les fils, en est un bel exemple. Zola a été impressionné par Ibsen et il a écrit un drame lyrique intitulé Lazare (1894) où l’on voit Lazare implorer Jésus de ne pas le ressusciter, car il n’a pas envie de revivre, de « recommencer son temps de peine, sur cette terre douloureuse », et l’épouse de Lazare de supplier Jésus de faire le miracle, à l’envers, de ne pas ressusciter Lazare !

Il faut aussi citer le théâtre de Maeterlinck, par exemple une pièce comme L’Intruse, qui joue sur la suggestion d’une présence de l’invisible. Les oiseaux, les cygnes se taisent et ressentent la présence du fantôme, qu’on entend sans le voir. Je renvoie au beau livre de Mireille Losco-Lena, La Scène symboliste (1890-1896). Pour un théâtre spectral (ELLUG, 2010).

Quel rôle réserve le théâtre contemporain aux fantômes?

Je crois que les deux grands représentants du fantôme dans le théâtre contemporain sont Bernard-Marie Koltès et Wajdi Mouawad (avec sa trilogie du Sang des promesses). N’étant pas spécialiste de l’extrême-contemporain, je mentionnerai simplement l’ouvrage collectif qui vient d’être consacré à Koltès (Hantises et spectres dans le théâtre de Koltès et dans le théâtre contemporain, Lambert-Lucas, 2018) et l’essai de Pierre Katurzewski, Ceci n’est pas un fantôme (Kimé, 2018).

Pour ma part, j’ai assisté à une des pièces de Koltès qui traite du fantôme, Sallinger (1995), que j’ai vu jouer au Théâtre Benno Besson et dont je parle dans mon Journal d’un amateur de fantômes (p. 246) : c’est l’histoire d’un jeune homme suicidé parce qu’il n’a pu s’engager pour la guerre du Vietnam et qui revient hanter sa famille de façon tonitruante.

N’êtes-vous jamais las de vos fantômes?

Ils ne me lâchent pas. Je suis sans cesse sollicité sur le sujet, pour des articles, des colloques. Cette spécialisation est liée à mon champ d’études, le XIXe siècle. Mais les fantômes ne sont pas cantonnés à une époque, à un type de sensibilité, ils se renouvellent depuis l’Antiquité et il est probable qu’ils ont de beaux jours devant eux.