«Pour qu’un public adhère, le chantier doit être ouvert»

Anti-star, mais adulé, l’architecte français Patrick Bouchain a construit le Théâtre équestre Zingaro, la Grange au lac à Evian et conçu le fameux Lieu Unique à Nantes. Il dispense ses recommandations pour que la Comédie conquière la population 

Pas une star, mais une figure, adulée par beaucoup. Le Français Patrick Bouchain est l’anti Jean Nouvel. Aux paquebots fastueux, il préfère les frégates agiles, à la grandiloquence du geste le doigté de l’horloger, aux révolutions claironnées les modulations de paysages. Il vous reçoit dans son bureau, rue Rambuteau à Paris, un jour où le soleil enivre son monde. Dans sa bouche, les mots «tendresse, alliance, désir» l’emportent sur «signature, pérennité, postérité.» Patrick Bouchain construit depuis plus de trente ans des salles de spectacles en forme de château ambulant sorti d’un film d’animation de Hayao Myazaki, des nefs aériennes, des musées merveilleusement démontables.

Son oeuvre en morceaux choisis? Le Centre chorégraphique qu’il a conçu pour Maguy Marin à Rilleux-la-Pape, le Théâtre équestre Zingaro monté pour Bartabas à Aubervilliers, dans la banlieue parisienne, mais aussi la prodigieuse Grange au lac, salle de concert érigée à Evian pour Mstislav Rostropovitch. Sans oublier un Centre Pompidou mobile qui, en 2012, faisait tourner des chefs-d’oeuvre  dans des villes françaises où l’art contemporain est aussi rare que la licorne.

Patrick Bouchain, 73 ans, n’aspire pas à l’immortalité des bâtisseurs de légende. Foin de vanité. Il est au service des créateurs dont il réalise le rêve. C’est son credo: offrir une enveloppe au désir du poète. Quand Rostropovitch, Bartabas ou Maguy Marin le sollicitent, il fait corps avec leurs préoccupations. Il est leur compagnon d’utopie, avant d’être leur architecte. Et c’est sur ce mode-là, celui de l’amitié, qu’il marie légèreté de matériaux et intelligence de la forme, c’est-à-dire usage aisé des équipements.

La Grange au lac à Evian, l’une des grandes réalisations de Patrick Bouchain.

L’humilité de la pratique n’empêche pas l’ardeur de l’engagement. Bien au contraire. L’ancien conseiller de Jack Lang, alors ministre de la Culture, estime qu’une construction est un moment démocratique, qu’elle engage les habitants d’une ville, et ce n’est pas une formule chez lui. Dans son atelier parisien, à trois foulées du Centre Pompidou, il vous parle d’une pratique où les espaces culturels n’appartiennent pas seulement à leurs usagers, mais aussi aux citoyens.

Alors certes, ce champion de l’éphémère ne se retrouve pas forcément dans la Comédie des Eaux-Vives, mais elle l’intéresse. Il vient de relire le Rapport Langhoff, cette étude dans laquelle le metteur en scène Matthias Langhoff – un ami, souligne-t-il – proposait, en 1987, de bouleverser l’ordonnance de la Comédie du boulevard des Philosophes, histoire de l’adapter aux exigences contemporaines. Il n’était alors pas question de cette liaison inédite entre une gare et une scène.

Le Temps: Que vous inspire justement cette alliance entre la voie ferrée et la scène?

Patrick Bouchain: Un théâtre et une gare, c’est pareil si j’ose dire. Des hommes entrent, se rencontrent, sortent. Dans les deux cas, le croisement est intense, inoubliable parfois et éphémère. Ce qui est intéressant avec le projet de la Comédie à la gare des Eaux-Vives, c’est qu’un théâtre va contrecarrer la logique purement commerciale qui prévaut dans les stations.

La gare est-elle devenue un lieu de vie, selon l’expression commune?

Elle l’était au XIXe siècle, quand elle naît. Comme la mairie et l’école, la gare est typiquement une invention du XIXe. A l’époque déjà, c’était l’espace de la marchandise – celle qu’acheminaient les trains, et des galeries commerciales. Parallèlement, le café réunissait cheminots et voyageurs tandis que des hôtels avec vue sur la gare accueillaient une clientèle de passage. Mais cette sociabilité, c’est celle aussi de la pauvreté. Comme lieu de passage, la gare attire la mendicité. Si on a tendance à en chasser le clochard, on y a aussi installé des salles de shoot. Certaines gares sont devenues ainsi des espaces de solidarité sociale. C’est ce sillon que je voudrais développer.

Pour que la gare échappe à son destin commercial?

Oui. Savez-vous qu’il existe près de 6000 gares SNCF désaffectées en France? Il vaudrait la peine de les réinvestir, avec leurs fameuses salles des pas perdus. Pourquoi ne pas en faire un lieu intermédiaire, lieu de fête, mais aussi d’études pour des jeunes qui cherchent des endroits où se concentrer et étudier avec d’autres?

La Comédie des Eaux-Vives donnera un accès privilégié au travail des artisans du spectacle, menuisiers, peintres, serruriers. Ce principe inscrit dans le projet de théâtre n’est-il pas démagogique?

Bien sûr que non. Je me reconnais dans cet idéal. J’appartiens à une génération qui a revendiqué le fait que la culture est un travail, pas seulement un divertissement. Il faut mille heures de labeur dans les ateliers pour une heure de représentation! Les métiers qui rendent le sortilège du soir possible s’appuient sur une tradition et une rigueur méconnues du citoyen.

L’exposition du geste artisanal aurait donc une valeur politique et symbolique?

Je le pense. Il me semble important de montrer ce travail en dehors de la représentation, ne serait-ce que pour marquer la matérialité de l’art, contrepoint nécessaire à l’omnipotence du virtuel.  La Comédie des Eaux-Vives rend visible ce passage entre la technique et la magie du plateau. L’immatérialité règne peut-être désormais, mais le toucher ne disparaîtra jamais.

Vous avez conçu moult bâtiments qui ont rencontré le succès public. En 1999, vous transformiez, sous le nom de Lieu unique, les anciennes usines  de biscuits LU à Nantes en  un extraordinaire caravansérail, avec salles de spectacles, hammam, bar etc. Comment rendre désirable un nouveau théâtre?

Jean Blaise, le fondateur du Lieu unique, avait fixé cette règle: aucun agent d’accueil ou de sécurité ne devait être visible à l’entrée. Il est revenu au barman de jouer ce rôle. C’est à lui qu’on s’adressait pour avoir une info. Ce principe n’a l’air de rien, mais il a eu des conséquences immédiates sur la fréquentation. On avait proposé à des cafetiers de la ville d’exploiter le bar. Ils n’en avaient pas voulu, parce qu’ils estimaient qu’il ne marcherait pas dans un contexte artistique, c’est-à-dire intimidant. Or il est devenu le premier débit de bière de Nantes.

Un débit de bière, ce n’est quand même pas la clé du succès…

C’est un symbole d’ouverture. Dans le même esprit, nous avons installé une crèche au sein de la maison. Nous avons surtout fait en sorte que le chantier de transformation de l’usine s’inscrive dans une programmation culturelle. Pendant les deux ans de travaux, l’activité du Lieu Unique, c’était sa construction. Le chantier était ouvert: on pouvait y accéder, accompagné d’une personne qualifiée, on pouvait s’y associer pour une tâche donnée. Cette période de gestation, ce fut celle de l’adhésion d’une population à un lieu de création et de vie. Elle s’est approprié sa maison. Croyez-moi, cette philosophie est plus efficace que toutes les campagnes d’abonnements.

Mais les chantiers  sont des lieux périlleux aussi…

Ils sont souvent l’expression d’une migration cachée et exploitée, je pense évidemment aux conditions de travail parfois scandaleuses qui y règnent. Quand on les ouvre, il faut responsabiliser des personnes dédiées qui se chargent de l’accompagnement des riverains, des voisins, des curieux. A l’époque du Lieu Unique, j’avais fait une enquête auprès des ouvriers pour connaître leur formation. La plupart n’exerçaient pas le métier pour lequel ils avaient été formés. Nous avons fait en sorte que certains puissent renouer avec la pratique à laquelle ils aspiraient. Ces gens-là ont été les premiers relais d’un nouveau public. Et celui-ci a doublé dès l’ouverture. C’est pour cela que nous faisons des chantiers ouverts. Ce sont des laboratoires sociaux où se forge le désir de culture.