La nouvelle Comédie, un grand roman genevois

Porté par une bande d’artistes et de techniciens opiniâtres, un théâtre du futur est sorti de terre. Il sera inauguré dans deux ans exactement dans le quartier de la gare des Eaux-Vives. Histoire secrète d’un choix stratégique

Un coup de blizzard dans les coulisses du pouvoir. Des sueurs froides au sommet de l’Etat, à propos d’un théâtre! Genève gèle en ce mois de janvier 2016 et François Longchamp s’alarme. Le président du gouvernement cantonal s’inquiète que le groupe PLR, sa famille politique, ne vote pas les 45 millions de crédit de construction pour la nouvelle Comédie. Au Grand Conseil, les positions sont claires: la gauche et les Verts appuieront l’investissement; le MCG et l’UDC s’y opposeront; le PLR, lui, se tâte.

Dans son bureau, François Longchamp a une conviction, raconte un proche. Il est impensable d’investir près de 2 milliards dans le réseau du CEVA, cette liaison entre la gare Cornavin et Annemasse qui va révolutionner le transport et le territoire, et de laisser un trou devant la gare des Eaux-Vives. «Vous imaginez, planté sur une butte, un panneau annonçant la construction imminente d’un complexe culturel?» s’offusque un mandarin de la politique. Le ridicule tue, même à Genève. Les députés PLR voteront le crédit de construction. En échange, la ville assumera seule le fonctionnement de la maison – une subvention de 12,6 millions dès 2020, une sacrée tuile en vérité.

Cette histoire, on la rumine dans un demi-sourire, au Café des Voyageurs, face à la future gare, justement. Cet après-midi, les marteaux-piqueurs se prennent pour Vulcain. Et le soleil inonde le bistrot orphelin de sa clientèle. Sandro Rossetti, 74 ans, a encore le frisson quand il évoque ce 29 janvier 2016, soirée shakespearienne où le Grand Conseil a fini par accepter d’apporter sa part – la ville, elle, a investi 53 millions dans cet équipement.

Un grand roman de gare

Des naissances, cet architecte et musicien en a connu, en un demi-siècle d’engagement. N’a-t-il pas cofondé le Théâtre du Loup en 1978? Mais sa plus grande fierté, c’est cette Comédie qui s’extirpe du sol, après des années de palabres, d’atermoiements, de crises de nerfs. Parce qu’elle a été portée à bout de bras par une équipe, celle de l’Association pour la nouvelle Comédie (ANC). Sans ce groupe de professionnels composé notamment des acteurs Michel Kullmann et Dominique Catton, des scénographes Jean-Claude Maret et Gilles Lambert, ce grand roman de gare n’aurait pas vu le jour. Et on ne serait pas là, au Café des Voyageurs, à saluer le passé.

«Vous voyez cette photo, en noir et blanc, cette petite gare qu’on dirait sortie d’une pièce de Tchekhov? C’était la gare des Vollandes, appelée plus tard des Eaux-Vives, qui permettait la liaison Genève-Annemasse», raconte Sandro Rossetti, l’index pointé vers l’image. Sur son quai, deux douaniers français contrôlaient les passeports. Un bout de la France au cœur de Genève. «Et vous voyez, là, en face du bistrot, cet immeuble que CFF Immobilier a construit? Derrière, il y a les portiques d’entrée pour la nouvelle gare souterraine. Et puis il y a la Comédie, un paquebot.»

«Un théâtre pour enseignants dépressifs»

Pour comprendre cette joie d’enfant, il faut se rappeler que les Genevois ont longtemps boudé leur Comédie. Trop institutionnelle pour les uns. Cérébrale et donneuse de leçons pour les autres. «Un théâtre pour enseignants dépressifs, c’est ce qui se disait parfois», pique un connaisseur. Elle a ses printemps pourtant, ses flambées. Au début des années 1980, le socialiste Manuel Tornare et quelques autres convainquent Benno Besson, compagnon du marxiste Bertolt Brecht, de reprendre les rênes de la maison. Son Oiseau vert, d’après Carlo Gozzi, triomphe, bien au-delà de nos frontières. Une merveille, un renouveau.

«En 1988, j’étais membre de la Fondation d’art dramatique (FAD), l’organe de tutelle de l’institution, raconte Manuel Tornare, aujourd’hui conseiller national. J’ai proposé Matthias Langhoff, un immense artiste, pour succéder à Besson. Guy-Olivier Segond, alors conseiller administratif, y était favorable, mais le reste du gouvernement avait peur des dépenses que la présence de ce créateur pouvait engendrer. Nous avons commandé à Matthias Langhoff un rapport sur la situation de la Comédie. Il a fait des propositions pour transformer un bâtiment dont la scène était trop petite, dépourvue de vraies coulisses, impossible d’accès pour les gros décors.»

Motus et bouche cousue

Le rapport Langhoff (Zoé) mobilise des milliers de Genevois. Mais le coût des mesures préconisées est estimé trop élevé. Rien ne se fait alors. Jusqu’à ce qu’Anne Bisang succède en 1999 à Claude Stratz. Avec elle, Thomas Hempler, jeune directeur technique qui a bourlingué sur l’Atlantique et étudié la philosophie. Il a lu et relu Le rapport Langhoff, tout comme Bernard Héritier, dit Babar, une tronche qui règne sur les cintres. Les deux complices ressortent des tiroirs les projets de rénovation et les soumettent à des pointures du domaine. Leur verdict? «Le gain d’une rénovation était trop petit, se souvient Thomas Hempler. Nous avons présenté nos conclusions devant les membres de la FAD, des représentants des partis qui ont fait les gros yeux. Ils nous ont interdit de faire état de notre réflexion.»

Un vaisseau pour le XXIe

Anne Bisang brise cette loi du silence. Avec l’appui de leur directrice, Thomas Hempler et Babar détaillent leurs arguments en faveur d’un nouveau bâtiment devant un parterre d’acteurs, de techniciens, de metteurs en scène. Une bande d’opiniâtres se constitue dans la foulée – l’ANC, prête à avancer pion après pion. «Nous avions la cinquantaine, nous savions que ce théâtre ne serait pas pour nous, explique Sandro Rossetti. Nous avions comme idéal de transmettre un beau flambeau aux nouvelles générations. Nous voulions surtout un outil approprié au XXIe.»

Les baroudeurs de l’ANC se retrouvent chaque semaine. Ils prônent une manufacture, qui réunirait tous les métiers et intégrerait une troupe, comme celle de la grande époque du Théâtre populaire romand de La Chaux-de-Fonds. Le cahier des charges, celui qui sera soumis en 2009 à quelque 88 bureaux d’architectes, se dessine. Demeure une question cruciale: où implanter le bâtiment?

La gare, un accélérateur

Trois hypothèses se détachent: celle de la zone dite Praille-Acacias-Vernets (PAV), écartée, explique un haut fonctionnaire, parce qu’une partie des terrains n’était pas disponible, du fait de droits de superficie accordés au long cours; celle de la pointe de la Jonction, à la croisée du Rhône et de l’Arve, un rêve, certes, mais la présence des dépôts des Transports publics genevois hypothéquait toute chance de voir se réaliser dans un délai raisonnable le projet; celle du site de la gare des Eaux-Vives, ce champ de tous les possibles.

«Nous avons privilégié ce scénario parce que nous savions que c’était la seule chance pour que les choses s’accélèrent, note Sandro Rossetti. Le quartier allait se redéployer, le théâtre lui donnerait une dimension supplémentaire.» Ministre municipal de la Culture et maire de Genève, Sami Kanaan abonde. «On ne bâtit pas seulement une gare, on accouche d’un morceau de ville, avec un centre sportif, quelque 300 nouveaux logements, une crèche. Des dizaines de milliers de personnes vont transiter chaque jour par cette station, ce qui signifie aussi que la Comédie aura un rôle inédit à jouer. Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer, ses deux directeurs, ont 30 000 idées pour que leur maison vive le jour et le soir.»

Le panache des anciens

La gare comme scène où croiser son destin. Le théâtre comme fabrique du désir. Cette intrication donne aux Eaux-Vives une centralité qu’ils n’avaient pas, se réjouit Raymond Schaffert, architecte, ancien urbaniste cantonal, habitant du quartier depuis 1940. «A l’époque, les propriétaires pouvaient offrir quatre mois de loyer pour qu’on prenne leurs appartements.» La Comédie est l’actrice vedette d’un courant qui devrait la porter aussi. «Même ceux qui se sentent peu concernés auront envie de voir à quoi elle ressemble.»

Longtemps mal-aimée, elle change d’allure, de figure, de train de vie. «Nous avons montré qu’un groupe déterminé pouvait transformer les choses», s’enthousiasme Thomas Hempler. Au Café des Voyageurs, Sandro Rossetti insiste: «C’est le legs d’une génération à la suivante.» Pour la beauté de ce geste, il se pourrait bien que la Comédie laisse enfin tomber ses nippes de neurasthénique.

Le chantier de la Comédie ouvre ses portes au public, av. de Chamonix, sa, de 11h à 14h.