La Comédie des Philosophes pourrait devenir un cinéma

Quel avenir pour le bâtiment historique de la Comédie? Exploitant de salles à Genève, Didier Zuchuat est prêt à investir pour en faire un multiplexe. L’Université soutient, elle, un autre projet. L’enquête d’Emilie Mathys

Maison étudiante ou maison du cinéma, résidence artistique ou…? Les scénarios se multiplient pour l’édifice du boulevard des Philosophes, inauguré en 1913, dont les planches seront vacantes dès 2020. C’est à ce moment-là que son hôte actuel, la Comédie, s’installera dans sa nouvelle enveloppe, à deux enjambées de la gare des Eaux-Vives. Si rien n’est décidé, deux candidats paraissent sérieux, selon la Ville.

Surprise, le premier vient du 7e art. Exploitant à Genève de deux salles, Cinérama Empire et Ciné 17, Didier Zuchuat ne craint pas les contraintes d’un bâtiment  aussi imposant que vétuste, qui plus est protégé, ce qui réduit la marge de manoeuvre. Au contraire.

Vingt millions sur la table

«Nous avons estimé les travaux à environ 20 millions de francs. Une somme que mes investisseurs et moi-même sommes prêts à mettre pour une exploitation sur le long terme» affirme Didier Zuchuat, qui s’est associé au directeur artistique du Geneva International Film Festival (GIFF) Emmanuel Cuenod, pour un projet de Maison du Cinéma. L’entrepreneur  en est certain, il existe un réel potentiel pour des salles de projection au centre ville.

«La fréquentation de mes salles a augmenté de près de 40% en 2017. Les gens ne veulent plus se déplacer dans les centres commerciaux pour découvrir un film.» Le cinéphile aime par ailleurs rappeler que «la Comédie a une histoire liée au cinéma: le bâtiment a accueilli à ses débuts la projection de films muets, et j’ai moi-même projeté des films dans le cadre d’un festival». Didier Zuchuat rêve de voir s’installer au boulevard des Philosophes  sept salles de projection, une bibliothèque, une filmothèque approvisionnée par sa collection privée et un bar. Tout un programme pour ce projet «financé», insiste l’entrepreneur.

Des idées à défaut de moyens

Autre projet, autres moyens, celui de La Tragédie, du nom de l’un des dossiers présentés à la Ville. L’idée?  Transformer la maison en lieu d’expérimentation et d’incubation de projets. A l’origine de ce concept tout sauf dramatique, des jeunes gens fourmillant d’idées issus de trois associations universitaires (celle des étudiants en lettres, de sciences politiques et relations internationales, ainsi que l’association des comédies musicales de l’UNIGE) et deux collectifs (le Collectif nocturne et Lyoxa). Le tout est soutenu par le rectorat de l’Université de Genève.

«Nous avions envie depuis longtemps déjà d’un lieu central pour nos étudiants, disséminés dans un campus qui se trouve aux quatre coins de la ville, et où se croiseraient les différentes disciplines» explique Micheline Louis-Courvoisier, vice-rectrice de l’Université de Genève. Si le projet est encore en phase d’évolution, l’objectif est clair: offrir aux étudiants, ainsi qu’aux Genevois, un espace qui mettrait à disposition des ressources matérielles et intellectuelles propices à l’éclosion d’idées, et qui permettrait aux uns et aux autres de se rencontrer, de débattre, de créer.

«On reproche souvent à l’Université d’être trop théorique. On souhaite un espace formateur, voire expérimental. Plus que le produit final, ici c’est le processus qui compte», détaille Simon Perdrisat, ancien vice-président de l’AESPRI (association des étudiants de sciences politiques et relations internationales). Plus concrètement, cela pourrait prendre la forme de cours universitaires à l’allure de jeux théâtraux, d’ateliers de projets mécaniques, d’expositions artistiques, d’un espace pour les médias de l’Université ou encore d’un bar qui occuperait le magnifique hall d’entrée. Une seule condition pour l’Université: tout mettre en œuvre pour que ce soit vivant.

Et les moyens pour tout cela? Pas question de se lancer dans de gros travaux, trop coûteux, même si l’Université se porte garante financièrement. «Nous tenons à garder l’esprit du lieu, le caractère patrimonial du bâtiment. Tout dans ce dernier sera recyclé: les contraintes deviendront des forces, elles seront créatrices et nous amèneront à repenser l’espace» précise Sylvain Leutwyler, co-président du Collectif nocturne.

Pas de financement public

Certitude à ce stade: la Comédie des Philosophes ne devrait plus fonctionner comme théâtre municipal. Le Conseil administratif exclut ce scénario, histoire d’ «éviter toute concurrence et de garantir la pérennité et l’équilibre de la scène théâtrale genevoise, et d’assurer les moyens nécessaires à la Nouvelle Comédie» souligne Félicien Mazzola, porte-parole du Département de la culture et du sport (DCS).

Cette décision est plus que contestable, déplore Anne Bisang, directrice de la Comédie de 1999 à 2011: «Le bâtiment doit rester sous l’aile de la direction actuelle. La Comédie dispose non seulement d’une direction artistique, mais également d’une équipe technique qui a la capacité de gérer ce lieu complexe. Pourquoi ne pas donner carte blanche à une compagnie ou faire des partenariats avec des associations? Nous pourrions également en faire un espace à louer et développer ainsi une source de revenu. La gouvernance par la Comédie actuelle reste à mes yeux la solution la plus économique.»

La question du financement demeure en effet centrale, la Ville ayant exprimé par le passé son souhait de ne pas avoir deux Comédies à subventionner. «Ici, deux questions se posent: comment financer la nouvelle Comédie et qui prendra en charge les travaux de l’actuel bâtiment? Le projet devra répondre à ces préoccupations car notre devoir est avant tout d’utiliser le plus rationnellement le patrimoine» pointe le député PLR Adrien Genecand, conseiller municipal lors de la votation du crédit pour la Nouvelle Comédie en mai 2015.

Une issue avant 2020

Bien que la Ville reste «ouverte à toute proposition, qu’elle soit d’ordre culturel ou non», difficile d’imaginer un nouveau locataire au boulevard des Philosophes qui ne soit lié  au monde des arts pour cet édifice emblématique. C’est en tout cas le souhait de Natacha Koutchoumov, co-directrice de La Comédie qui se figure «des logement pour les artistes ou des résidences artistiques, car dieu sait que les hôtels sont chers à Genève. Je m’imagine un espace dédié aux arts, un lieu de recherches et de réflexion.»

Le match commence donc, mais il est tout sauf joué. Didier Zuchuat et ses partenaires d’un côté, les associations d’étudiants et l’Université de l’autre, doivent étayer leurs dossiers. Et il n’est pas exclu que d’autres s’invitent dans la ronde. Le coup de sifflet, lui, est envisagé pour l’automne 2019.

Emilie Mathys