Julie Gilbert: «Je suis entrée dans le rêve d’une ville»

La scénariste et dramaturge Julie Gilbert est l’une des trois conceptrices du feuilleton théâtral genevois, «Vous êtes ici». Elle a pénétré, un jour de pluie, dans le phare des Eaux-Vives

Je suis entrée pour la première fois à la Comédie la semaine dernière. Il pleuvait des cordes et je n’arrivais pas à trouver l’entrée. J’ai longé la longue paroi de verre, le long couloir vide de ce qui sera bientôt l’entrée officielle, l’immense rue pour acheminer les transports où des types fumaient leur cigarette comme s’ils étaient sur le quai d’un port et je suis arrivée de l’autre côté. Côté esplanade.  

Donc c’est ça, je suis entrée pour la première fois à la Comédie ce jour de pluie et en passant la porte vitrée, je me suis rendue compte que je n’entrais pas juste dans un bâtiment, pas juste dans une nouvelle institution mais dans le rêve d’un groupe. C’est rare d’entrer dans un rêve communautaire, commun. On entre souvent dans des rêves privés, on visite les maisons de ses ami·es, les ateliers, les jardins, les cabanes, mais le rêve d’un groupe, c’est rare. Surtout un rêve institutionnel. Pas une ZAD. Pas un squat. Pas un lieu surgi d’une lutte. Un rêve à l’échelle d’une ville.  

Je ne suis pas Genevoise, et au départ même pas Suissesse, et avec la Comédie -boulevard des philosophes- je n’ai presque aucune attache. Je n’y ai rien vu enfant, ni adolescente. Et adulte, comme je travaillais pour le cinéma et que curieusement ces deux milieux ne se regardent pas, pendant longtemps je ne suis pas allée au théâtre à Genève.  

Quand j’entre à la Comédie, je ne fais donc aucun lien. Je ne reconnais pas le mobilier du boulevard des philosophes, je ne peux pas comparer les loges ou les bureaux. Je le vois là tel qu’il est. Un rêve immense. Un rêve gigantesque.  

Il me rappelle pourtant un lieu que je connais : la maison de la culture à Grenoble, qu’on appelait dans les années 90 Le Cargo. Jean-Claude Gallotta alors à la tête. Plateau immense, théâtre mobile. Je vois Fosythe, Preljocaj, Childs, The Living theatre, Muller, Koltès, Kantor et beaucoup d’autres. J’étais adolescente, je découvrais le théâtre et la danse et je croyais que c’était normal de voir tous ces gens. Qu’on les voyait partout. Mais ensuite quand pendant 15 ans, j’ai revu ces mêmes créateurs·trices sur les scènes européennes, j’ai compris que Gallotta avait fait ce travail là : être en amont. La maison de la culture était aussi un rêve communautaire dans un quartier de Grenoble excentré, à mi-chemin entre le centre bourgeois et la cité de la Villeneuve. 

En passant la porte de la Comédie, je pense à ça. 

Au fait que je marche dans le rêve d’un groupe formulé il y a vingt ans. A un moment où on croyait à ces théâtres-maison, ces théâtres-entreprises, à ces théâtres-ville. Aux troupes. Aux projets pharaoniques. Au théâtre populaire. 

Et aujourd’hui ? En marchant dans les couloirs de béton, en me perdant à chaque étage, en découvrant les salles de réunion les unes à côté des autres, les open space, je cherche le végétal, le collectif, le poreux. Bien sûr, c’est mon premier réflexe. Me demander si cette architecture peut porter le rêve d’aujourd’hui. Celui d’être plus léger·e, plus mêlé·e, plus humble comme humanité. 

Un phare rugissant

Puis, en découvrant le plateau, vaste, beau, j’ai brusquement cette image : faire surgir de terre un bâtiment aussi énorme dédié à la culture et non au commerce, à la consommation, au parking, au transport, me semble être le signal le plus juste que l’on puisse donner à notre société.  Le phare est immense pour rappeler que nous avons besoin de lieux pour penser.  Le phare est puissant, car nous voyons comment la culture est considérée dans un moment de crise comme nous le vivons. Le phare est rugissant car il faudra faire porter loin et longtemps la voix pour qu’elle s’entende. 

A la nouvelle équipe, à Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer, à nous toutes et tous de savoir maintenant comment l’habiter cet hôtel de verre, comment y monter nos campements, comment y faire des barricades, comment y faire entendre les histoires dont on a cruellement besoin pour garder toujours en nous le courage d’agir et de penser en amont et à côté, maintenant, demain et tout à l’heure. 

Julie Gilbert