«La Comédie? Là où j’ai commencé à aimer d’amour le théâtre»

A notre invitation, l’écrivaine genevoise Sylviane Dupuis évoque «sa» Comédie. Parole d’une poétesse lumineuse

La Nouvelle Comédie ? C’est d’abord le rêve porté à bout de bras (depuis plus de quinze ans) par une équipe de gens de théâtre d’ici, parmi lesquels figurent deux disparus inoubliables : Jean-Michel Broillet et Dominique Catton.

C’est le legs d’une génération à l’autre, un vrai passage de témoin, reliant début du 20ème et début du 21ème siècles.

C’est une scène trois fois et demi plus grande que la précédente et adaptée aux pratiques internationales d’aujourd’hui. Où l’on pourra enfin monter Shakespeare, Claudel, Mouawad ou Sarah Kane (mais aussi Jacques Probst!) dans un theatrum mundi apte à donner forme à leurs visions. Où l’on pourra offrir à Bob Wilson, Ariane Mnouchkine, Valère Novarina, ceux d’ici et d’ailleurs et tous ceux qui ne sont pas encore nés, le vaste champ nécessaire à la mise en scène de l’imaginaire. Mais aussi créer des textes neufs, redonner souffle et sens à la grande machine théâtrale et à son pouvoir politique de critique, de subversion et de rire (parce que le théâtre, avant tout, c’est donner à voir l’être humain à lui-même, et cela : au présent ; et qu’il y a, depuis 2500 ans, des auteurs pour ça).

Un nœud de circulations symboliques

Le narrateur insomniaque d’ A la recherche du temps perdu, qui tel un homme qui dort « tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes », et que son fauteuil magique fait « voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace », ressemble à tout lecteur de romans, que sa lecture entraîne à la suite de l’auteur dans les méandres de son style et de ses fictions ; ou à tout spectateur assistant dans le noir à la représentation qui le transporte en imagination, sans bouger, dans tous les temps et tous les lieux possibles ; ou encore à tout voyageur glissant d’un train, d’une ville et d’un fuseau horaire à l’autre…

Spectateurs, lecteurs, voyageurs, passants et nouveaux habitants se croiseront-ils, se reconnaîtront-ils dans ce lieu-gare, ce lieu-théâtre, qui sera aussi lieu-librairie, lieu-restaurant et de rencontres de hasard – pour peu que l’oreille ou l’œil collés à un smartphone, ils ne se révèlent pas définitivement incapables de sortir de soi ? La Nouvelle Comédie et ses espaces contigus seront ce qu’ils en feront : soit une aire de transit anonyme, où comme dans les aéroports, on coexiste sans se voir, en consommateurs pressés et sans attentes ; soit un nœud de circulations symboliques démultipliées, imprévisibles et créatrices de liens. Et de sens : « Car le but ultime du théâtre c’est de créer l’image humaine. » (Edward Bond).

«Mon premier auteur vivant»

Et l’ancienne scène ?… Qu’on ne me demande pas de ne rien regretter.

C’est à la Comédie des Philosophes – comme tout enfant genevois de ma génération – que j’ai vu mon premier Molière. Que j’ai commencé à aimer d’amour le théâtre. Que, jeune élève du « cours Vigny » passant son examen, je suis montée sur les planches pour la première fois. C’est là aussi que bien plus tard, j’ai suivi depuis la salle, de la première à la dernière répétition, le long travail de métamorphose conduisant de la lecture à la table à la représentation. Et c’est (adolescente) à la Comédie encore, un soir de première, que j’ai croisé, arpentant nerveusement l’ombre, au fond du parterre, mon premier « auteur vivant ». Sans imaginer qu’il me serait donné un jour d’éprouver la même angoisse délicieuse.

…Mais allons, pas de mélancolie : rendez-vous dans un an ! Juste le temps de faire mon deuil, notre deuil, de l’ancienne Comédie.

Sylviane Dupuis, poète, auteure de théâtre, dramaturge,  co-fondatrice de la Maison de Rousseau et de la Littérature.