Et si les horaires de la Comédie s’adaptaient à ceux de la gare?

A notre invitation, la  metteure en scène genevoise Michèle Pralong a pris la plume. Elle imagine l’influence de la gare des Eaux-Vives et de sa temporalité particulière sur la future Comédie

A Lausanne, le puissant pôle muséal Plateforme 10 va ouvrir ses portes en 2021, à côté de la gare. A Genève, la Comédie nouvelle sera inaugurée en septembre 2020, posée sur une des haltes du CEVA. Mettre une institution culturelle en lien direct avec le ferroviaire, c’est un geste urbanistique fort. Qui crée de la tension. Qui permet en fait de venir travailler les rythmes sociaux avec deux forces contraires : l’une pressée et l’autre pas.

L’heure du ciel, l’heure des gares

Prenons la gare, dont l’histoire est liée à l’histoire de l’heure, à sa modernisation et à son universalisation. Aux temps anciens, l’observation du ciel donnait l’heure vraie, en fonction de la position du soleil. On a ensuite inventé l’heure moyenne, qui permet de découper le jour en tranches d’heures égales quelles que soient les saisons. Ces deux heures étaient locales, servaient à rythmer des vies essentiellement sédentaires.

Avec le développement du chemin de fer s’est posé la question d’un temps à valeur géographique plus étendue. On a commencé par ajuster les horaires d’une ligne sur l’heure de sa ville terminus. Puis sur l’heure de la capitale. A la fin du 19ème siècle en Europe, on vivait avec l’heure locale à son gousset et l’heure nationale à l’horloge de la gare. Sans compter, et c’est une jolie histoire, l’heure retardée de 5 minutes sur le quai pour « donner des jambes aux voyageurs attardés ».

Au tournant du 20ème siècle, toujours à cause de l’explosion des moyens de transport, tant ferroviaire que maritimes, les fuseaux horaires étaient établis, le repérage dans le temps universalisé et l’hypersynchronisation mondiale amorcée. Aujourd’hui, la gare est un des vecteurs de ce fantasme d’hyper-mobilité. Elle représente le flux, la vitesse, la linéarité, l’accélération, voire la déterritorialisation.

Le théâtre, un autre fuseau horaire

Prenons a contrario le théâtre, qui fonctionne sur l’idée du rendez-vous, de la pause, de la périodicité, de l’immobilité, d’une certaine territorialisation. On y parle de saisons, de cycles. Il fait lieu là où la gare fait lien. Il découpe et propose des formes stables dans la liquidité, ce qui permet de structurer conjointement vie individuelle et vie collective. Le théâtre ouvre ainsi ce que certains sociologues appellent des lieux-moments.

Si la décélération de la visite au théâtre est pensée en complémentarité avec la course à la mobilité, si la périodicité des spectacles vient répondre à la linéarité des agendas et des trajectoires, si la co-présence dans une salle s’articule au côtoiement individuel dans le voyage, il y a là un nœud social et rythmique vraiment intéressant.

Le voyageur, ce spectateur en puissance

Reste à voir comment l’installation d’un tel lieu-moment au cœur d’un dispositif de passage 24/24 + 7/7 peut aussi conduire à réinventer les habitudes horaires et cycliques de la scène. Comment le théâtre peut activer le spectateur-voyageur. Peut-être qu’il n’y a plus lieu de respecter une pause estivale, peut-être que les horaires de certaines représentations peuvent migrer dans la journée, peut-être que ce qui s’appelait dans une gare la salle des pas perdus en vient à se transformer en un lieu d’implication temporaire au sein d’une installation artistique ou d’une performance.

Et peut-être que l’idée est bonne d’une horloge retardée de 5 minutes au fronton du théâtre pour donner des jambes au spectateur attardé. Et lui accorder d’entrée de jeu le droit à un temps lent.

Michèle Pralong,  dramaturge et metteure en scène.