«Genève se dote d’infrastructures inouïes, les politiques doivent être à la hauteur»

Signe d’une grande ambition, deux théâtres d’envergure sortent de terre. Natacha Koutchoumov, Denis Maillefer et Jean Liermier dessinent la révolution culturelle à venir. Les deux premiers dirigent la Comédie, le second le Théâtre de Carouge. D’ici à 2021, ils seront à la tête de maisons flambant neuves pas forcément concurrentes

Ils sont vernis comme des jeunes premiers. Natacha Koutchoumov, Denis Maillefer, d’un côté, Jean Liermier, de l’autre, tiennent les rênes de maisons prestigieuses. Les premiers dirigent la Comédie en tandem. Le second, le Théâtre de Carouge. Ils ont en commun un privilège rarissime: ils construisent chacun le théâtre du futur. La nouvelle Comédie ouvrira ainsi en septembre 2020, à un bond de grenouille de la gare des Eaux-Vives, elle aussi flambant neuve; le vaisseau carougeois sera, lui, inauguré en janvier 2021, au cœur de la cité sarde.

La naissance d’une boîte à fictions – c’est-à-dire à plaisirs – est en soi promesse de chambardement. Alors deux, quasi simultanément, dans le même canton, c’est l’assurance d’un bouleversement des habitudes du public et des artistes – celui auquel se prépare aussi le canton du Jura qui bâtira bientôt sa grande scène. Ténors politiques comme acteurs culturels devront formuler une ambition, à la hauteur des investissements, quelque 150 millions pour les infrastructures genevoises. On en parle avec un trio électrique conscient de l’histoire qu’il est en train d’écrire.

 

A 25 ans, aviez-vous l’ambition de diriger un théâtre?

Natacha Koutchoumov: Depuis que j’ai 12 ans, je veux diriger un théâtre et pas n’importe lequel. C’était la Comédie de Genève, pas un autre. C’est ici qu’est né, dans les années 1980, mon amour du théâtre, grâce aux spectacles de Benno Besson qui en était le directeur, à son Oiseau vert notamment. C’était une ambition romanesque. Quand j’en parlais en famille, on se moquait de moi et ça me fâchait. Aujourd’hui, c’est une immense responsabilité et une joie.

Jean Liermier: Tout comme pour Natacha, c’était écrit. A 12 ans, j’ai fait vœu de rentrer dans le théâtre. Je voulais inventer un multiplexe scénique. Par la suite, j’ai été sollicité pour diriger des maisons, mais c’était Carouge qui m’intéressait.

Denis Maillefer: Moi, je n’avais pas ce rêve-là. C’est en fréquentant des théâtres, en rencontrant des directeurs, que j’ai commencé à l’envisager. Etre metteur en scène, c’est proposer une vision. Diriger, c’est aussi construire une vision.

Pourquoi Carouge et pas la Comédie, Jean Liermier?

J. L.: Parce que j’étais sensible à son histoire. C’est l’acteur François Simon qui le crée en 1958, après un fameux Hamlet à l’Ecole internationale en 1957. Il veut s’établir non à Genève, mais à Carouge et tout le monde lui rit au nez: un théâtre chez les prolos, ça ne marchera jamais! Lui et sa troupe y sont allés, la population les a découverts en salopettes peignant un décor, et ça a pris. L’affection de la ville a été immédiate. Depuis, ce lien s’est étendu au canton. Cet esprit me correspond.

En quoi le métier de directeur de théâtre a-t-il changé?

J. L.: Mon sentiment est qu’on assiste à une festivalisation de la culture. Sur de brèves périodes, les spectacles se succèdent en chaîne, deux soirs à peine et on passe à autre chose. En tant que directeurs d’institution, nous sommes confrontés à un autre rythme, à un autre rapport avec le spectateur. Nous devons le soigner, ne pas céder au zapping.

N. K.: Il y a beaucoup plus de productions aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Le paysage n’a plus rien à voir avec l’époque de Claude Stratz ou d’Anne Bisang. On faisait alors moins de spectacles, avec beaucoup plus d’acteurs sur scène, pour des productions qui se jouaient plus longtemps. Les jeunes comédiens ont envie de créer leur compagnie, d’explorer des formes nouvelles. C’est enthousiasmant, mais aussi pervers.

Pervers?

N. K.: Ils montent des projets avec peu d’argent, pour quelques jours à peine. Que doit-on faire avec ce réel-là? Notre mission est certes d’accompagner, mais aussi de contribuer à ce que des métiers existent, à ce que des savoir-faire précieux ne se perdent pas. Or certains jeunes ne veulent ni de scénographes ni d’éclairagistes.

J. L.: Avec nos nouveaux théâtres, nous n’offrirons pas seulement de grandes scènes de 12-14 mètres d’ouverture, mais aussi des ateliers de construction de décors. Je m’inquiète des orientations des écoles, notamment de la Manufacture, la Haute Ecole des arts de la scène à Lausanne. Elles se doivent de susciter la curiosité pour ces métiers de la scène. Si les diplômés de ces instituts n’ont pas le désir de les intégrer dans leurs créations, nos outils seront caducs et nous serons confrontés à un problème de relève.

D. M.: Si la nouvelle génération opte pour une économie de moyens extrême, notre rôle est-il de la freiner? Une telle tendance relève-t-elle des circonstances, d’un contexte dans lequel il n’y a pas beaucoup d’argent et une volonté de créer à tout prix ou d’une nécessité esthétique? A nous de faire que ces immenses ateliers ne soient pas vides. Notre travail est de faire grandir de jeunes talents déjà bien trempés, de leur donner envie de travailler dans nos institutions, en collaboration avec tous les métiers du théâtre.

Deux nouveaux théâtres à trois kilomètres de distance, ça paraît luxueux. Qu’est-ce qui vous distingue?

J. L.: On ne se pose pas la question pour les orchestres. Il n’y a pas que l’Orchestre de la Suisse romande pourtant! La Comédie correspond à un nouveau projet qui embrassera toutes les formes du spectacle vivant. Elle obligera à repenser la cartographie des arts de la scène sur tout notre territoire. La Comédie fonctionnera au fond comme une supra-institution, appelée à collaborer avec des entités plus spécifiques, comme l’Association pour la danse contemporaine, le Théâtre de Carouge, etc. La spécificité de Carouge correspond au credo de ses fondateurs, François Simon et Philippe Mentha: revisiter les classiques. Je poursuivrai dans cette ligne qui est la mienne depuis 2008, avec le désir d’ajouter une semaine d’exploitation pour nos productions. Je voudrais qu’on passe de 4 à 5 semaines.

Pour accroître encore votre audience?

J. L.: La plupart de nos spectacles dépassent les 10 000 spectateurs. Mais ce n’est pas seulement une affaire de chiffres. L’enjeu, c’est de toucher le plus grand nombre, comme le prônait Jean Vilar, le fondateur du Festival d’Avignon. Il s’agit de remettre en jeu des textes qui nous constituent.

N. K.: Le rôle de la Comédie est historiquement différent, centré sur ce que la mise en scène peut avoir de plus innovant. Nous voulons faire venir les grands artistes européens, ceux qui feront l’histoire du théâtre, des créateurs qui se nourrissent de toutes les pratiques, qui interrogent les codes pour raconter des histoires qui nous engagent. Si on veut découvrir cette invention, on ira à la Comédie.

D. M.: Un théâtre prospère n’enlève pas un public à un autre. S’il marche, il crée un désir qui profite aux autres. C’est un cercle fécond.

J. L.: Dans les années 1980, Georges Wod à la tête de Carouge pouvait compter sur 10 000 abonnés. Benno Besson, au même moment, donnait à la Comédie une stature européenne. Et Hugues Gall érigeait le Grand Théâtre en bastion de l’art lyrique. C’était un âge d’or.

Vos théâtres seront davantage que des fabriques de fictions. Ils auront un rôle social fort. Comment le définiriez-vous?

N. K.: La Comédie vivra près d’une gare, au cœur de la ville. On pourra y entrer à tout moment, y manger, se passionner pour un débat ou une expo, acheter une livre, etc. Dès le départ, on s’est dit que ce lieu est un prolongement de la rue, par sa transparence. Cette transparence a une signification: les gens doivent pouvoir investir la création dans toutes ses dimensions, du spectacle aux ateliers. On a envie qu’un touriste lambda se réjouisse de découvrir nos théâtres. Il se passera toujours quelque chose à la Comédie!

J. L.: Le Théâtre de Carouge vit déjà tout le temps. Mais la différence, c’est que nous pourrons partager cette activité avec le public. On doit lui faire toucher du doigt notre travail, montrer que nous ne dilapidons pas l’argent public dans notre tour d’ivoire, mais que nous sommes au service de la communauté.

N. K.: Il ne faut pas oublier cette autre mission cruciale, qui est d’engager des artistes. On réfléchit beaucoup à ce rôle d’employeur: nous voulons pouvoir proposer des conditions acceptables à des professionnels précarisés par l’intermittence. Une réponse possible, c’est la permanence, un collectif attaché à la maison.

Genève est un petit canton, avec beaucoup de moyens et de politiques culturelles diverses, celle de la ville, celle des communes… N’est-il pas temps de définir une grande politique de la culture à la hauteur de vos chantiers?

J. L.: Je le souhaite de toutes mes forces. Toutes les réalisations à venir doivent s’inscrire dans un dessein partagé. Ça nécessite une vision politique cantonale forte, en coordination avec l’Association des communes genevoises. C’est fondamental. Les acteurs culturels genevois ont manifesté à travers une pétition qui a abouti le désir d’une politique coordonnée. Il faut qu’elle se dessine, qu’elle définisse un destin commun. On parle de la reconfiguration d’un canton.

N. K.: Les responsables politiques, quels que soient leurs bords, leurs niveaux de responsabilité, ne peuvent pas passer à côté de cette occasion exceptionnelle de parler de cette ville, de ce canton, de souligner sa vitalité et les investissements qu’ils ont voulus.

D. M: Les infrastructures sont là. Voyons large. Les projets sont grands, la ville, les communes et le canton ne peuvent se permettre le caprice de la discorde.

Pourrez-vous, Jean Liermier, travailler dans votre nouveau bâtiment, avec la subvention actuelle, 3,9 millions, dont 1,2 million de la ville de Carouge?

J. L.: Nous serons capables de tourner. Mais dans la discussion que nous devons avoir avec nos tutelles, nous devons avoir une réflexion plus générale. Prenons l’exemple de la Cité de la musique qui devrait voir le jour en 2022: nous attendons avec impatience de connaître les coûts de fonctionnement de cette structure et de savoir qui en aura la charge. Une fois le sujet clarifié, nous pourrons réfléchir à la façon dont les moyens seront répartis. Si on estime que le Théâtre de Carouge doit être renforcé, en fonction de nouvelles missions, en fonction aussi du nombre de spectateurs qu’il touche, je serai évidemment heureux.

La Comédie, elle, devrait pouvoir compter sur 12,8 millions de subventions. Pourriez-vous fonctionner avec moins?

N. K.: Nous avons postulé pour un projet très ambitieux, qui englobe la création, l’action culturelle, etc. Est en outre inscrite dans le cahier des charges la volonté qu’il y ait un collectif d’artistes attaché à la maison, ce qui a un coût. Je rappelle que des maisons ayant des ambitions équivalentes, comme le Schauspielhaus de Zurich, ont des budgets beaucoup plus élevés. Nous ne demanderons pas plus que les 12,8 millions de dotation [pour un budget de 15,7 millions, ndlr] prévus par le cahier des charges. Nous chercherons ailleurs des fonds additionnels, nous l’avons fait dès notre entrée en fonction, nous poursuivrons, mais on ne peut pas réaliser ce qu’on nous demande avec moins.

D. M.: On nous demande à partir de 2020 un certain nombre de productions par an, ça suppose ces moyens. A moins, le risque est que nous ayons une magnifique coquille vide.

Vous voyez-vous rester encore longtemps à la tête de vos institutions respectives? Jean Liermier, vous dirigez Carouge depuis 2008.

J. L.: Je me suis engagé à aller jusqu’à la saison de réouverture. Après, j’en discuterai avec la fondation. Il faudra que j’aie l’honnêteté de me demander si j’ai encore la force pour cette mission, si j’ai encore des choses à raconter à cette place-là, à ce moment-là. Ce n’est pas moi qui compte, c’est le théâtre. Si j’estime que je dois passer la main ou si on me le demande, je le ferai sans états d’âme. Je suis là pour servir le Théâtre de Carouge. Je suis d’une liberté absolue.

D. M.: Nous avons un mandat de six ans, reconductible pour quatre ans. C’est clair.

N. K.: Il n’y aura pas de dépassement de ce mandat. Croyez-moi, nous pensons déjà à nos successeurs, à chaque instant.


Destins croisés

1913 L’acteur Ernest Fournier inaugure la Comédie au boulevard des Philosophes.

1958 Les comédiens François Simon et Philippe Mentha créent le Théâtre de Carouge, dans une ancienne chapelle.

1972 Le Théâtre de Carouge s’installe dans de nouveaux murs.

2016 Le Grand Conseil genevois approuve le crédit de construction de la nouvelle Comédie, quelque 45 millions qui s’ajoutent aux 53 millions apportés par la ville.

2017 La population carougeoise approuve dans les urnes la construction d’un nouveau théâtre, contestée par un référendum du MCG. Le coût du bâtiment est de 54 millions.

2020 Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer ouvriront à l’automne la Comédie du futur.

2021 Jean Liermier inaugurera le nouveau Théâtre de Carouge.