Aux Eaux-Vives, les commerçants entrevoient le bout du tunnel

Confrontés à un décor de ruines, épiciers et restaurateurs parient sur un futur prospère, grâce à la clientèle que devraient amener le Leman express et le théâtre. Paroles de durs à cuire. Par Julie Eigenmann

Un nouveau théâtre, un train qui rutilera sous-terre, une gare qui crachera chaque jour 50 000 passagers. Dans le quartier des Eaux-Vives, tout vacille, tout se transforme. Corps et visage, c’est le grand ravalement, une métamorphose sans précédent. Les habitants et commerçants du quartier, eux, trinquent. Mais ils perçoivent aussi les opportunités à venir.

Sur la route de Chênes – une artère au trafic dense–, David Greco, 44 ans (en photo ci-dessus),  appartient au camp des optimistes. Pourtant, son épicerie, Messapia – tesori del Salento,  souffre depuis presque dix ans de ce chamboulement colossal: outre la future Comédie, la gare du Leman Express et ses galeries marchandes, une piscine ainsi que des nouveaux immeubles et infrastructures verront le jour d’ici à 2020.

«Jusqu’à maintenant, nous n’avons subi que le négatif, admet-il. Depuis 2016, c’est difficile. Sur l’hiver 2017- 2018, nous avons constaté une baisse de la clientèle de 20 à 30% à cause des travaux qui bouchaient l’accès à la route.»

Mais cet esprit gourmand croit en l’avenir: «C’est un pari, j’ai aussi investi dans d’autres arcades de cette rue». Ses espoirs sont grands. « Je suis très positif, il faut que Genève bouge. Ces changements développeront le quartier et amèneront une clientèle qui aura plus de temps parce qu’elle viendra en transports publics. Et la  Comédie sera un atout culturel important».

«Je ferai des horaires adaptés les soirs de spectacle»

Comme lui, d’autres entrepreneurs ont misé sur le futur. C’est le cas du bar à céréales Cereal Factory ouvert début avril dans la même rue, ou encore de la crêperie Le Douze qui revit depuis quelques jours. Maria Vazquez, 52 ans, a repris le café que tenait sa mère pour en faire un restaurant.

«Le théâtre et la gare  devraient amener beaucoup de gens. Je ferai peut-être des formules spéciales et des horaires adaptés les soirs de spectacle». La concurrence des restaurants qui verront le jour dans les parages l’effraie-t-elle? «Plus on est de commerçants, plus il y a un dynamisme qui se crée», répond Maria Vazquez.

Mais un autre changement préoccupe la cafetière. «L’arrêt de tram Roches, juste en face de la crêperie, sera déplacé plus haut. C’est très embêtant pour les commerces qui sont ici. Le flux de clients dépendra beaucoup de cet arrêt».

Si ces commerces de la route de Chênes ne subissent pas les travaux en continu, pour d’autres, le quotidien a tourné au cauchemar. C’est le cas du fameux Café des voyageurs, situé sur l’avenue de la gare des Eaux Vives, exactement en face du chantier de la  Comédie.

Davide Lembo, 39 ans, a repris le l’établissement en avril 2018. Le précédent gérant avait jeté l’éponge. Et pour le nouveau, les temps sont durs aussi. « On ne pensait pas que les travaux seraient aussi lourds. Beaucoup de places de parking ont été supprimées et le pire est à venir. Nous espérions un parking provisoire, mais rien n’a été prévu».

«J’ai dû licencier deux employés»

La difficulté à atteindre son restaurant, «que beaucoup pensent fermé à cause des travaux», précise Davide Lembo, a eu un impact sur sa clientèle. «Elle a baissé de 50% depuis septembre, j’ai dû licencier deux personnes. J’attends beaucoup de l’ouverture de la gare et de la Comédie pour amener du monde.»

La Ville fait la sourde oreille

Pour se maintenir à flot, le gérant a fait une demande d’indemnisation auprès de la Ville de Genève, qui a été refusée. «Alors que je suis indemnisé pour six mois de loyer en tant que locataire du quartier», s’étonne-t-il. Les commerçants de la rue se sont donc rassemblés pour une nouvelle demande d’indemnisation commune auprès des CFF, de la Ville de Genève et des SIG.

Même son de cloche chez son voisin, le tabac Pamiri Haroun. Amin Hussein, 28 ans, y est employé. «Nous avons des difficultés à payer le loyer depuis trois mois parce qu’il y a moins de clients. Et je suis obligé de me garer de l’autre côté du bâtiment pour porter jusqu’ici des cartons très lourds. ça complique vraiment mon travail».

«Il y aura une piscine? Ça sera bien! Et s’ils mettent un McDo, j’irai tous les jours!»

Francisco Gonzales, 60 ans, habite le quartier depuis trente-sept ans. Confronté au chamboulement, il est partagé: «Ça ne change pas fondamentalement mon quotidien, mais ces travaux sont encombrants. Il y a le bruit, les rues souvent bouchées, il est difficile de se parquer. Mais ça va amener du monde et j’espère que ça sera bien. J’irai voir à quoi ressemble la Comédie quand elle ouvrira».

Autre habitant, Adrien, 20 ans, profite de la cour de la Maison de quartier des Eaux-Vives. Interrogé sur les travaux, il s’exclame: «Je ne savais pas que ça allait être un théâtre! Une dame me l’a dit.» Puis, réagissant aux précisions d’une animatrice des lieux: «Il y aura une piscine? ça va être bien! Et s’il mettent un McDo, j’irai tous les jours!».

Stimulant pour les enfants du quartier

D’autres se réjouissent de ces changements, à l’instar de Catherine Vionnet et de Noémie Lonardo, animatrices socioculturelles à la maison de quartier des Eaux- Vives. «Nous pilotons la coordination qui réunit deux fois par an une trentaine d’associations des Eaux-Vives, précise Catherine Vionnet. Depuis 2017, des représentants de la  Comédie sont venus pour savoir comment s’organise le quartier. Ils ont la volonté de s’intégrer dans le tissu associatif. »

Un échange qui laisse penser au tandem que le partenariat entre les institutions sera bénéfique. « L’offre va influencer notre programme, assure Noémie Lonardo. Nous pourrions emmener les enfants à la Comédie pour des spectacles, pour des ateliers. Pour les habitants, c’est une ouverture culturelle supplémentaire». Et de mentionner encore la piscine et le mur de grimpe à venir comme possibles activités pour les jeunes.

«Les logements qu’on construit entraîneront l’afflux d’autres familles», complète-t-elle.

La foule bientôt, des bâtiments flambant neufs aussi: ça ressemble encore à un mirage. Mais  David Greco, Noémie Lonardo, Catherine Vionnet et bien d’autres encore veulent croire en des lendemains plus entraînants.

                                                                                                                                                                                       Julie Eigenmann