La Voie verte vire-t-elle déjà au noir?

Né grâce au CEVA, l’axe de mobilité douce qui relie la future Comédie de la gare des Eaux-Vives et la France voisine est un succès. Mais sa haute fréquentation crée déjà des tensions

On aurait pu parler du velouté du tracé sur lequel les vélos glissent sans être secoués. Ou de ce paysage d’arrière-quartier dans lequel, des écoles aux maisons, tout ressemble à une maquette proprette. Ou encore de la lumière, magique en ce début de soirée. Mais ce qui frappe surtout au fil de la Voie verte, nouvel axe de mobilité douce reliant le quartier genevois des Eaux-Vives à Annemasse, c’est le bruit et l’odeur. Ou plutôt l’absence de bruits et d’odeurs. Pas de vrombissements, ni de gaz d’échappements. Juste le souffle du vent et le rire des enfants quand nous passons près de la place de jeu aménagée à Thônex.

Le luxe? Oui. A tel point que la Voie verte vire parfois au noir quand, aux heures de pointe, elle est victime de son succès. Gérard Widmer, de la Direction générale des transports, sourit. Pour le moment, à sa connaissance, aucune collision n’assombrit le bilan de ces six kilomètres inaugurés en avril dernier et le responsable sait que les flux se régulent d’eux-mêmes, une fois les habitudes intégrées.

Genève. 8.10.2018. La voie verte, Les Eaux-vives. Marie-Pierre Genecand et Gérard Widmer directeur régional Arve-Lac. Eddy Mottaz / Le Temps

Le tracé de l’ancienne micheline

La visite est jolie. Sur son vélo électrique, Gérard Widmer commente, explique, refait l’histoire de ce parcours qu’on sillonne aller-retour. La Voie verte est née de la volonté du CEVA de replanter tout arbre arraché durant les travaux. Au début, cette promenade, calquée sur le tracé de l’ancienne micheline (le petit train local) et donc du futur Léman Express qui filera en sous-sol, devait rester piétonnière. Puis, poursuit l’ingénieur genevois, il a été imaginé que les vélos puissent l’emprunter en roulant sur le gravier stabilisé. Enfin, pour éviter la boue en cas de mauvais temps insistant, une bande de bitume a été créée, mais relativement étroite de sorte à obliger les vélos à maintenir une vitesse modérée.

Trotinettes, déambulateurs et vélos bienvenus!

Ce dernier point fonctionne plus ou moins bien… Pendant que nous devisons gaiment, des cyclistes foncent à nos côtés. Du coup, nous choisissons de rouler sur le gravier séparé du bitume par une ligne de ballast – de gros cailloux – pour continuer à converser. Des promeneurs, incommodés par notre présence, marquent leur désapprobation. «Ils ont tort», relève le collaborateur du Département des Infrastructures. «Regardez ce panneau bleu sur lequel figurent un piéton et un vélo sans séparation. Il signifie que les deux domaines, le gravier et le bitume, peuvent être utilisés indifféremment par les deux usagers. Ainsi, une personne en déambulateur, en fauteuil roulant ou en trottinette peut très bien se promener sur la partie goudronnée. De même, les vélos sont autorisés à rouler sur le gravier.»

Gare aux rambos de la pédale

Intéressant. Sauf que cette mixité semble très improbable, dans la mesure où les différents modèles de vélos, classiques et électriques, se disputent déjà l’asphalte à certains moments de la journée. «Aux heures critiques, il y a une grosse tension entre les usagers qui visent l’efficacité et ceux qui sont moins stressés», témoigne un journaliste qui, chaque matin, vers 8h, emprunte la Voie verte de Chêne-Bourg à Grange-Canal pour emmener son fils de 4 ans à l’Ecole internationale.

«Face à ceux qui vont très vite et dépassent les autres de manière sauvage, nous avons intérêt à freiner et à anticiper. C’est un peu flippant d’être pris ainsi dans un flot continu et notre concentration doit être soutenue.» Vers 16-17h, ce père de famille observe un autre moment «compliqué» de la journée. «A la sortie des différents cycles et écoles qui longent la Voie, se rejoue une confrontation entre deux populations. D’un côté, les personnes qui rentrent du boulot et filent à fond, de l’autre, les ados qui papotent, divaguent, utilisent la partie bitumée avec leurs planches, leurs trottinettes ou leurs vélos et rendent fous les rambos!»

Genève. 8.10.2018. La voie verte, Les Eaux-vives. Eddy Mottaz / Le Temps

Des bolides qui font peur

On imagine sans problème la scène. D’autant que Laura, établie en France voisine et barmaid à Genève, fait le même constat. «Ce qui est drôle, c’est que lorsque nous, les cyclistes, nous roulons sur la chaussée ordinaire, nous sommes solidaires entre nous, contre les voitures. Là, sur la Voie verte, la rivalité se déplace entre les vélos normaux et les vélos électriques!», sourit la jeune femme qui, avec son vélo classique, atteint au maximum 20 km/h. Pas assez pour régater avec les «bolides qui déchirent tout à près de 50 km/h et font parfois peur.»

Laura emprunte la Voie verte tous les jours, depuis Annemasse jusqu’aux Eaux-Vives, vers 17h, pour aller travailler et, comme le journaliste cité plus haut, est «aux aguets pour freiner si un cycliste pressé dépasse de manière risquée». Une limitation de vitesse pourrait-elle être envisagée? Gérard Widmer est sceptique. «Déjà la Confédération ne prévoit pas une telle disposition. Mais si nous limitions la Voie verte à 20 km/h, ce serait encore trop quand la prudence dicte plutôt le 10km/h. En réalité, la vitesse est très dépendante de la fréquentation.»

A qui la priorité?

Un autre aspect crée des remous. A intervalles réguliers, la Voie verte est interrompue par des routes transversales relativement importantes, comme les chemins de Grange-Falquet et de la Montagne ou l’avenue de Bel-Air. A ces intersections, les cyclistes perdent leur priorité et doivent traverser avec prudence sur le passage piéton. Pas facile, quand on fonce à plus de 30 km/h… Nombreux sont les vélos qui jettent un rapide coup d’œil et forcent le passage, d’autant que les voitures, ralenties par un dos d’âne, ont tendance à s’arrêter spontanément. Enfin, c’était le cas, lundi dernier, en début de soirée.

Pas sûr qu’une telle amabilité soit de rigueur aux heures critiques de la journée… Gérard Widmer conserve son sourire tranquille. «On aurait pu mettre des barrières sur la Voie verte, comme du côté français, pour obliger les cyclistes à poser le pied. Mais on aimerait que cet espace reste le plus libre et le plus ouvert possible, même si un marquage va être prochainement réalisé pour bien signaler aux cyclistes la nécessité de céder le passage.»

Des propriétés sans clôture

Liberté, ouverture. Dans ce même esprit, les architectes paysagistes ont fait preuve d’une belle ambition écologique. Sur les flancs de la Voie, ils ont planté des espèces végétales locales, déjà présentes avant le grand chambardement et installé plusieurs tas de pierres, qui sont autant d’abris pour les petits animaux, lézards, rongeurs, de la région. Plus fort encore: de même qu’il n’y a pas de frontière claire entre les territoires suisse et français, les maîtres d’ouvrage ont proposé aux nombreux propriétaires qui longent la Voie verte de ne pas remettre le grillage en bordure de leur terrain afin de créer des espaces continus entre leur pré et ce corridor écologique. A ce stade, aucun n’a accepté…

«C’est compréhensible, tempère Gérard Widmer. Ces riverains ont besoin de quelques années pour apprivoiser cette nouvelle configuration et ce flux humain.» Ou comment ces habitants de l’ombre doivent accepter d’être soudain projetés dans la lumière.

Nouveau centre de gravité

«C’est tout à fait ça, confirme le journaliste usager de la Voie verte. Avec ce nouvel axe, on a vraiment l’impression que l’épine dorsale du quartier s’est déplacée. Le CEVA aura clairement modifié le centre de gravité de toute cette région», observe-t-il.

Ce sera d’autant plus vrai lorsque le tronçon qui traverse la future gare de Chêne-Bourg sera achevé. Pour le moment, durant les travaux, les cyclistes doivent emprunter l’archaïque chemin de la Mousse sur environ 400 mètres et le contraste de qualité frappe. C’est que la Voie verte, c’est un peu le Lido des vélos. L’an dernier, les communes suisses concernées (Genève, Chêne-Bougeries, Chêne-Bourg, Cologny et Thônex) ont chacune planté un arbre symbolique le long du tracé. Une (re)naissance, ça se fête en beauté.


La Voie verte, en chiffres:

Un tronçon de 6 kilomètres dont 3.6 km en territoire suisse

Jusqu’à 400 cyclistes à l’heure entre 7h30 et 8h30

Un ouvrage financé par le CEVA, soit les CFF et le canton, avec un cofinancement des communes

35’000 riverains et 11’000 emplois dans les environs de la Voie

6’000 élèves aux alentours, répartis dans 15 écoles

575 arbres replantés

Plus 67’600 graines récoltées par le Jardin Botanique avant les travaux du CEVA et replantées


Les frontaliers lancés

Certains s’irritent de la présence de frontaliers, casque, gilet fluo et lumière autoritaire, qui, sur leur vélo électrique type Stromer, foncent sur la Voie comme des fusées. Sûr que ces cyclistes ne cadrent pas avec la convivialité dont les concepteurs ont rêvé.

«A leur décharge, explique Gérard Widmer, certains de ces frontaliers viennent de loin, de Bonne ou même au-delà et font plus de trente kilomètres par trajet. On peut comprendre qu’ils ne soient pas dans la même énergie que les usagers de proximité.»