«Je veux raconter l’histoire de ces héros qui sont sur les échafaudages»

Le jeune photographe genevois Niels Ackermann saisira pour notre blog une vie de chantier, vue du côté des ouvriers. Premier épisode de la série, cette semaine. Il explique les enjeux de cette traversée

L’ardeur d’une conversion. Niels Ackermann, 31 ans, n’en revient pas lui-même. La scène l’accapare comme il n’aurait jamais imaginé. Il a commencé par accepter que ses formidables images d’Ukraine servent de support à la communication de l’institution genevoise. Il a ensuite dit oui à la proposition de Natacha Koutchoumov et de Denis Maillefer, les codirecteurs de la Comédie: couvrir pour «Le Temps de la Comédie» une vie de chantier, celle qui passe dans un regard, dans la précision d’un geste, dans la tension d’un corps.

Les visages d’une épopée. Celle des humbles qui ne se paient pas de mots, mais ont l’obsession de la perfection. C’est ce goût du métier, au service d’un chantier culturel hors du commun par son envergure et le bouleversement urbain qu’il entraîne, que le photographe genevois éclairera jusqu’à l’inauguration du bâtiment, en septembre 2020. Dès aujourd’hui et à intervalles réguliers, le lecteur pourra ainsi découvrir une de ces figures de l’ombre sans lesquelles il n’y aurait pas de grand oeuvre.

On lui aurait dit, quand il avait 20 ans, que le théâtre l’occuperait autant un jour, il aurait pouffé. Comme il aurait grimacé si on lui avait prédit qu’il ajouterait à sa Playlist une symphonie de Mahler ou Le Coq d’or de Rimski-Korsakov. Comme il aurait bougonné, style «cause toujours», si on lui avait annoncé qu’il prendrait plaisir à un spectacle de danse contemporaine. Une heure dans un fauteuil, fût-il celui d’un nabab hollywoodien, c’était l’assurance d’un ennui incommensurable.

Ça, c’était avant, c’est-à-dire il y a très peu de temps.  Niels Ackermann se fondait dans l’Ukraine de son épouse, devenue sa seconde patrie – il y vit toujours une partie de l’année. Il fixait les élans contrariés d’une terre marquée par l’histoire, la ferveur d’une jeunesse au travail, impatiente de changer le décor de ses jours.

Entre 2012 et 2016, il a souvent séjourné à  Slavoutytch, cette ville qui naît à une encablure de Tchernobyl, comme pour exorciser les miasmes de la catastrophe. Il y a rencontré Ioulia, une jeune fille qui a fait de l’optimisme une boussole: ses espoirs, ses déboires, il les a consignés dans L’Ange blanc, Les enfants de Tchernobyl sont devenus grands, livre cosigné avec Gaetan Vannay pour le texte  (Les Editions Noir sur Blanc). Ces visions gorgées de désir ou de mélancolie sont aussi celles qui accompagnent la saison de la Comédie – sur son site notamment.

D’où est née cette passion du théâtre? 

Niels Ackermann: Je suis d’une génération, celle d’Instagram, pour laquelle tout doit être mouvement, expérience. On a envie de jouer un rôle, d’être partie prenante d’un événement artistique, pas de poser son cul sur un siège. C’est ce que Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer ont très bien compris dans leur programmation. J’ai été soufflé en début de saison par Julie’s Party, cette déambulation au sein de la Comédie, d’une versionde Mademoiselle Julie à une autre. Je n’imaginais pas qu’on pouvait vivre cela à partir de la pièce d’August Strindberg. Cette façon d’aborder la scène me surprend, m’amuse, m’émeut. Je suis fier de collaborer avec Natacha et Denis, des personnalités qui ont une audace. J’apprends beaucoup à leur contact.

Je découvre un monde qui ne correspond pas aux préjugés que j’en avais

Vous êtes donc devenu théâtrophile?

Je découvre un monde qui ne correspond pas aux préjugés que j’en avais. J’ai vécu la même expérience avec la danse et la musique classique, quand je me suis immergé dans la vie de l’OSR, travail de commande pour marquer le centenaire de l’orchestre. Je n’aurais jamais imaginé avoir autant de plaisir à écouter une symphonie. Je suis peut-être en train de devenir vieux. Je crois plutôt que mes stéréotypes sont en train de se renégocier.

Les ouvriers ont conscience que ce chantier sort de l’ordinaire

Pourquoi avoir accepté de documenter le chantier de la Comédie?

Je cherche d’abord une relation avec des individus. Ça a été le cas en Ukraine, avant que j’aie une forme de réaction, un besoin de distance, d’où est né un travail sur les statues de Lénine. Le chantier me permet de revenir à ce contact humain qui est mon moteur. Il est fascinant de discuter avec les ouvriers. En les écoutant, vous découvrez que pour eux, ce travail sort de l’ordinaire. Ils se rendent compte qu’ils vont laisser une empreinte sur la ville, que cet édifice va traverser le siècle au minimum. Comme les tailleurs de pierres des cathédrales, ils sentent qu’ils contribuent à l’embellissement de la ville. Beaucoup seront fiers de montrer à leurs enfants ce qu’ils ont réalisé.

Fréquenteront-ils pour autant ce théâtre?

C’est une question que je me pose. Les grandes institutions culturelles publiques sont payées par tous, mais pas fréquentées par toutes les catégories de la population dans les mêmes proportions. Mon souhait est que les travailleurs du chantier aillent voir par la suite ce qui se passe à la Comédie, qu’ils s’approprient ce lieu. La Comédie prend des initiatives qui vont dans ce sens, si je pense à ces «samedis à tout prix», soit un samedi par mois où le spectateur paie son entrée le prix qu’il souhaite.

Le chantier de la Comédie est très protégé, pour des raisons de sécurité notamment. Et Rémy Pagani, le magistrat responsable du département des Constructions, n’était a priori pas favorable à un reportage sur les ouvriers. Comment vous êtes-vous fait ouvrir les portes du site?

J’ai demandé à rencontrer Rémy Pagani pour lui expliquer mes intentions. Et pour écouter ses arguments qui m’ont paru très sensés. Il ne voulait pas qu’on transforme les ouvriers en personnages lambda, qu’on les sorte de leur contexte. Il était d’accord sur le principe d’un reportage à condition qu’on les montre au travail. Or c’est exactement ce que je voulais faire. Je ne suis pas un portraitiste. Notre discussion a duré cinq minutes et c’était réglé.

Quel est l’enjeu de ce feuilleton photographique?

Je voudrais rapprocher du grand public les travailleurs du chantier, raconter l’histoire de ces héros de la nouvelle Comédie, qui sont sur les échafaudages. Je voudrais qu’on comprenne comment ils font, par exemple, pour poser des plaques lourdes à une dizaine de mètres du sol, l’habileté et la force qu’il faut pour cela.

Qu’est-ce qui vous a étonné sur ce chantier?

La taille du bâtiment. J’avais l’impression de me balader dans une gare, ou un gate d’aéroport. Passer d’un atelier à une des salles ne se fera pas en dix secondes. Ces dimensions intimidantes fixent la barre haut: il va falloir remplir l’espace, attirer un public plus large que l’actuel. J’espère que ça se fera avec l’audace qui caractérise Natacha et Denis. Et qu’il y aura surtout suffisamment de gens pour comprendre que cette audace est un cadeau.