Julie Bordez, productrice de rêve au service des artistes

Directrice de la production, cette fervente discrète joue un rôle central au moment où la Comédie s’érige en pôle de création européen

La discrète, c’est elle. Elle faufile sa silhouette de ballerine sous un soleil d’opéra, à dix pas chassés de la Comédie des Eaux-Vives. «Une limonade, Julie ?» Un tram lâche un geignement et la chaussée tousse un instant. Julie Bordez s’éclaircit sous vos yeux, un sourire et c’est son enfance farouche qui s’affiche comme par enchantement. Cette jeune mère paraît aérienne. Elle est terrienne en réalité, stratège quand il faut, entremetteuse aussi, comme on dit dans les comédies de Marivaux. Elle imagine des mariages et cette spécialiste des arrangements fait en sorte qu’ils soient heureux.

Julie Bordez ne dirige pas une agence matrimoniale, elle a la haute main sur la production à la Comédie – directrice de la production, dans le jargon. Au côté des codirecteurs Denis Maillefer et Natacha Koutchoumov, elle est cette intendante de l’ombre qui, avec son équipe, rend possibles les spectacles de la maison, qui prévoit les moyens de les financer, qui sollicite à cette fin des partenaires suisses ou internationaux, qui organise les planning de travail des mois à l’avance, qui veille à satisfaire les besoins des professionnels.

«Mon métier consiste à écouter les désirs des créateurs quand ils présentent un projet, à leur suggérer, quand ils viennent d’ailleurs, des rencontres avec des comédiens ou des comédiennes, des scénographes et des éclairagistes d’ici ; à démarcher les institutions qui, outre la Comédie, pourraient contribuer à sa réalisation. C’est à chaque fois un processus au long cours, qui peut se dérouler sur deux ans, comme dans le cas récent du spectacle de Christiane Jatahy, Entre chien et loup, d’après Dogville, le film de Lars von Trier.»

Un géant sur l’échiquier européen

Produire reviendrait donc à édifier une tour Jenga, cette prouesse enfantine qui consiste à superposer des lamelles en bois, puis à les retirer avec doigté, sans que l’édifice s’écroule. Joie de l’adresse, de la persévérance, de l’intuition. L’enjeu, en cette rentrée artistique tellement attendue, est considérable: dotée désormais d’ateliers de construction à demeure, d’un budget qui avoisine les 16 millions, d’une équipe de 74 personnes, la Comédie jouera les premiers rôles en Suisse et en Europe. «Rien que la saison prochaine, nous aurons sept productions maison, en gestation depuis deux ans, 15 coproductions et 11 accueils.»

Preuve de de ce statut nouveau, Entre chien et loup, produit par la Comédie, ainsi que La Cerisaie de Tchekhov avec Isabelle Huppert, coproduit par la maison, ont lancé le même jour le dernier Festival d’Avignon. « Nous rassemblons au même endroit des studios de répétition, deux salles et des ateliers, soit des équipes ultra-compétentes qui permettent de concrétiser des projets d’envergure. Cette organisation nous projette dans une autre dimension et nous vaut d’être très sollicités.»

L’heure est aux équipées européennes. Cet automne, la Comédie et sa caravane se déploieront en France, à Lisbonne et à Milan, au Piccolo Teatro, le fief jadis du maestro Giorgio Strehler. Julie Bordez est diplomate à sa façon obstinée et pudique. Elle négocie des alliances, en Suisse et à l’étranger. Elle maîtrise ses chiffres, les quotes-parts des uns et des autres, les retombées ailées des équations migraineuses. Mais cette algèbre est loin de l’animer uniquement, souffle-t-elle.

L’obsession du beau geste

«C’est le lien avec le plateau qui compte pour moi. J’assiste le plus possible aux répétitions. Je fais ce métier pour voir comment une histoire naît sur les planches, pas pour faire des plannings. Si je me glisse dans les salles pendant cette phase de travail, c’est aussi pour prendre la température du plateau. S’il y a quelque chose qui suscite une tension, il faut apporter des solutions.»

Face à sa limonade, Julie Bordez a la tête soudain ailleurs. Elle a six ans et elle danse en tutu. Elle assimile la mécanique de la grâce et elle tourbillonne comme dans Casse-Noisette. «Je voulais être danseuse, mon héroïne était Sylvie Guillem, j’allais voir des spectacles. Mais ce désir d’être sous les projecteurs m’est passé assez vite. Ce qui est resté, c’est la passion du geste artistique, de la matière qu’il enfante. Celui de Fra Angelico, cet artiste italien du Moyen Age, m’émeut beaucoup, mais je pourrais dire de même du peintre allemand Gerhard Richter.»

Le parrainage de René Gonzalez

La discrète tient son fil. Il conduit aux tréteaux. Elle apprend ainsi le métier auprès de directeurs qu’elle admire, en France et en Suisse. Elle travaille au Théâtre de Vidy dans l’équipe de René Gonzalez, ce coriace au regard bleu, prêt à tout pour un ami. «J’étais venue pour trois mois, mais il m’a engagée. C’était le complice des poètes. Il se mêlait de tout, mais sans jamais se mettre en avant. Il disait qu’il était le portier du théâtre, il l’ouvrait le matin, le fermait le soir.»

Ce sens de l’abnégation, elle l’affine encore au Festival d’Avignon, avec Olivier Py. «Il est érudit et profondément drôle. Il possède une énergie, une vivacité qui lui permet de voir loin. Son théâtre lui ressemble, il est fantasque, fervent, épique, comme une source jaillissante permanente.»

Julie Bordez ne s’enflamme pas, même sous un soleil lyrique, mais elle a des élans à revendre. Elle a hâte de voir vibrer cette Comédie qui l’a tellement impressionnée le jour où elle y a mis les pieds la première fois. «Je me suis sentie très petite, mais ces dimensions ouvrent des imaginaires. J’ai envie d’y voir tant de choses, des acrobates flirter avec les cintres, des danseurs suspendre le temps sur le parvis.» Son métier a ceci de beau : il favorise ces sorcelleries du soir, avec cette discrétion qui est l’apanage des fileuse de songes.