D’un meuble à l’autre, l’esprit nouveau de la Comédie

Piliers de la maison, Cassandre Lanfranchi et Terence Prout ont choisi le mobilier dans lequel évolueront les équipes et le public. L’enjeu: injecter de l’âme au coeur d’un bâtiment imposant

Meubler un théâtre qui a des allures de château. Quel privilège ! Avoir carte blanche même pour lui donner un cachet. Pour que spectatrices et spectateurs y papillonnent comme à la maison, qu’ils aient envie d’y palabrer après la fantasmagorie du soir. Pour que l’ensemble des équipes s’y sente ailé surtout.

Terence Prout et Cassandre Lanfranchi (photographiée ci-dessus par Nils Ackermann) ont cette obsession depuis deux ans: habiller la Comédie des Eaux-Vives, cette géante qui roule des mécaniques au-dessus de la gare du même nom et qui, chaque matin, hume l’air dans l’espoir de ne plus y sentir les miasmes du COVID-19 et de pouvoir enfin ouvrir ses bras au public.

Unité de style

Créer le décor, donc, une unité de style aussi pour les cinq étages d’un bâtiment qui a du coffre. Un casse-tête, même pour des baladins de l’illusion. Cassandre Lanfranchi et Terence Prout ont du métier pourtant. La première a la haute main sur l’accueil des publics, c’est dire si elle connaît les lois de l’hospitalité. Le second, adjoint au directeur technique, est capable de transformer un clou en épingle à cravate à tête de diamant.

A eux deux, ils allient l’ingéniosité, le goût des matériaux authentiques comme ils disent et un idéal de convivialité. Mieux, ils ont pu compter sur la vista de Clark Elliott, qui conseille les entreprises pour l’organisation de leurs espaces de travail. Des atouts, oui, mais rien ne disait qu’ils suffiraient tant l’usine à fiction des Eaux-Vives en impose, avec sa taille de dirigeable, ses créneaux qui picotent l’éther, ses couloirs à perte de vue où organiser des courses d’orientation. L’enjeu dès lors? Donner une intériorité, c’est-à-dire un esprit et une chaleur, à ce monolithe.

Teintes chaudes

Comme un couple qu’il n’est pas à la ville, Cassandre Lanfranchi et Terence Prout ont  commencé par examiner les plans d’une maison où cohabitent, chaque jour entre 9h et minuit, une centaine de professionnels, techniciens, artistes, couturières, médiateurs et médiatrices etc. Ces travaux d’Hercule, ils les racontent dans une salle au rez-de-chaussée, sur des canapés autrefois en skaï qu’ils ont fait recouvrir de tissu orange. Cette antichambre, dont les verrières donnent sur le couloir, est stratégique: les comédiens y rumineront leurs textes avant d’entrer en scène, à deux bonds d’Arlequin à peine.

On écoute leurs pérégrinations, on imagine leur vertige.  La Comédie, ce n’est pas seulement deux salles, une grande dotée de 498 sièges, une autre plus élastique, modulable à souhait, sans oublier un restaurant – des espaces qui ont déjà leur mobilier. Ce sont aussi un atelier de construction, un autre de couture, l’un et l’autre vastes comme des courts de tennis, des studios techniques où concevoir une bande-son ou une vidéo, des bureaux encore, au dernier étage.

Meubles neufs et durables

«Notre objectif, c’était d’apporter une âme dans un lieu où les lignes sont pures et l’élégance froide, raconte Cassandre Lanfranchi. La Ville a mis à disposition une belle enveloppe budgétaire pour réaliser ce dessein. Elle avait une exigence : qu’on achète des meubles neufs et durables. A partir de cette feuille de route, nous avons écumé des semaines durant magasins et fournisseurs, en quête de chaises pour les loges et les bureaux, de fauteuils, d’armoires pour les locaux techniques, de tables pour la cantine… Pour ces dernières, Terence a eu une idée géniale: il a récupéré les plateaux usés d’un bar et les a fait monter sur des pieds neufs. Cela donne du caractère.»

Le choix des chaises donne lieu à des cogitations dignes d’un conseil de défense au Pentagone, se rappelle Terence Prout. Il fallait qu’elles soient élégantes, ergonomiques, légères, bref, qu’elles contentent tous les séants. Il en allait de l’image de marque de l’institution. «Un matin, nous avons disposé trente-cinq modèles dans le hall de l’ancienne Comédie du boulevard des Philosophes. Nos directeurs, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer, devaient choisir un modèle destiné aux comédiens, un autre pour les foyers où le public se retrouve. Ils ont fait leur choix en une heure.»

Drôle de drame. Mais il y a plus épineux que le confort de nos fondements. Il y a le langage des couleurs qui au théâtre a son tabou majeur. Parce qu’il porte malheur, le vert est prohibé. Quant au rouge, fût-il romain, il est trop convenu pour être tout à fait honnête. « Comme le blanc et le gris dominent, nous avons privilégié des teintes chaudes, poursuit Cassandre Lanfranchi. Voyez les fauteuils où nous sommes assis. Le tapissier nous a proposé un tissu tuile et nous n’avons pas hésité.»

Choyer le détail, tout est là. La texture, le coloris,  l’harmonie des formes. Sur le sujet, Cassandre et Terence sont intarissables. Vous demandez à voir de plus près. Ils vous entraînent sur les hauteurs, au troisième étage. Un couloir avec des portes en série vous  aspire. On en pousse une. Vous voici dans le saint des saints, là où le comédien s’abstrait du monde, se fond dans la pâte du poète, face au miroir. Un matelas orange sur un lit de repos, des ampoules au garde-à-vous, un siège d’amazone avant la chevauchée : tout invite au rassemblement intérieur.

L’ascension vous grise ? Le cinquième, dédié à l’administration, a des airs de bureau d’architectes, avec ses rangées de tables à hauteur variable, où plastronne une lampe dorée. Leur plateau est en linoléum rosâtre, souffle Terence Prout. «Nous avons choisi cette matière, mélange de toile de jute, d’huile de lin et de bois, pour sa douceur au toucher, pour sa capacité aussi à atténuer les bruits.» Signe d’époque: ces bureaux sont volages, aucun n’étant attribué.

Dans les escaliers, Terence et Cassandre évoquent tout ce qu’il reste à faire. Trouver de nouvelles chaises pour le bar – il en manque encore. Vêtir les murs d’affiches historiques, celles des spectacles qui hantent la Comédie du boulevard des Philosophes. Aménager la bibliothèque. Protéger les artistes dans un édifice où la transparence règne jusqu’à en être intrusive.

Appropriation collective

De retour sur le canapé, là où actrices et acteurs rumineront une dernière fois fois leurs rôles avant d’entrer dans la lice, Terence et Cassandre soulignent que les goûts doivent désormais se mélanger. «Nous passons une partie de notre vie ici, c’est à nous tous d’apporter notre touche, nos idées. C’est comme dans un appartement, on déplace un meuble, on en introduit un autre, tout est ouvert, c’est sans fin et c’est beau pour cette raison.»

L’essentiel, disent-ils encore, c’est qu’on se sente accueilli. Ils brodent: «Un hamac ici, ce serait pas mal, non? Et un jeu de go, qu’en penses-tu? Surtout, ce qu’il faut, c’est un rideau devant les parois vitrées, et pas rouge, s’il te plaît. Bleu, tiens! » Calé dans votre fauteuil, vous vous laissez bercer. Terence et Cassandre savent recevoir.